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Etape héroïque

Revue N° 15 Page 13

Parmi toutes ses aventures vélocipédiques " sportives " (fort nombreuses), il en est " une " dont il a toujours " jalousement " gardé le secret. (sauf pour quelques initiés). Celle-ci s'est passée lors de son 3eme Tour de France " Randonneur "1 le 22 juin 1970. Nous sommes dans sa 9eme étape et notre " homme " n'est déjà plus de première fraîcheur...Mais ! Très motivé, puisque son administration ne lui a accordé que 15 jours de congés... Le 16eme, une autre tournée l'attend... " Celle du préposé à la distribution postale de Caen ". Alors ! Pensez donc le mental qui l'anime... " Tenez ", je lui laisse la plume pour qu'il vous raconte lui-même son odyssée...

Parti " dès l'aurore " de Colmar (04) la journée s'annonce " belle et grandiose " : au programme tous les géants alpins...

Allos ? " mon préféré ". Le Vars (sur son versant court... et abrupt). L'Izoard " le majestueux ". Rien ne résiste à mes mollets. C'est la grande forme (une région qui m'a toujours transcendé). Le temps est ensoleillé et la circulation rare (le déferlement des vacanciers n'était pas encore de circonstance). A 14 h 10, je pointe mon carnet de route à Briançon (après une descente vertigineuse...) Puis, de nouveau, c'est l'envolée... vers les sommets. Au Lautaret : " surprise ", la route d'accès au Galibier est fermée... (non encore déneigée). La raison : l'hiver tardif ; et comme la course du " Dauphiné Libéré " ne l'a pas inscrite à son programme, le déblaiement traîne...Mais ! pour le 1er juillet " m'assure-t-on " " il sera ouvert ". Bref ! limité par le temps, il n'est pas question d'attendre, ni même de faire le détour par Grenoble. Pas de panneau d'interdiction... Donc, à moi l'aventure...J'arrive à tenir sur le vélo 3 bons km, puis, je me heurte aux premières congères et définitivement au " cirque blanc ". Là commence " véritablement " mon chemin de croix... Vélo calé sur l'épaule, le souffle court, je progresse péniblement... à travers les rafales de vent. Tantôt enfoncé jusqu'aux genoux..., tantôt en équilibre " coté ravin ", (suivant la nature de la neige) j'essaie de repérer les traces qu'ont laissé devant moi quelques randonneurs alpins. Dévissant parfois de plusieurs mètres, tirant et jetant ma monture, le calvaire se poursuit.

" Là ", dans un virage, j'aperçois le refuge (seul point de repère). L'épaule meurtrie, pieds et mains gelées, je grignote les derniers lacets. Une idée fixe : le Sommet. Le temps est maintenant brumeux et frisquet. Enfin ! voilà l'entrée du tunnel... Mais le passage3 est condamné par un mur de glace... Rebrousser chemin ? Vous n'y pensez pas, après tant de labeur.

Ne reste qu'une seule solution : passer par dessus ! Le vélo, de nouveau fixé à l'épaule par une courroie, la pompe dans la main droite en guise de piolet, j'entame l'impossible exploit4. Procédant en zigzags, assurant chaque pied par des encoches, faites parfois au couteau (la neige étant de plus en plus gelée). En équilibre " permanent ". La moindre glissade et c'en ' est fini... Le cœur battant la chamade, claquant des dents, je souffre en silence. Puis la brume s'épaissit, je n'y vois plus à 1 m : je suis " perdu ".

Planté comme un piquet, je prie de toute mon âme pour que les Dieux viennent à mon secours. C'est mon dernier salut... 1/4 h environ passe, où toutes les images du passé me reviennent en mémoire : " Adieu " ma mère, je t'aimais bien " tu sais ". Puis soudain, c'est le miracle : le ciel se dégage. L'espoir renaît, je repars à l'assaut. La crête n'est plus qu'à 50 m. C'est long, 50 m. A moitié paralysé par le vent glacial, les yeux remplis de larmes, je m'acharne sur la neige comme une bête. Plus que 5 mètres,4,3,2,1. Je suis " enfin " à la cime5. Le versant Nord est lui glacé. Seule solution : jeter mon vélo, et me laisser glisser sur le dos (heureusement qu'en bas, il y a un replat). Allongé dans la neige, " enlacé " avec ma chère " moitié ", je hurle de joie. Plusieurs minutes se passent où je savoure cet instant d'immense " bonheur ". La victoire sur soi-même, contre les éléments, la peur, l'irréel (ainsi entrais-je dans la légende). Mais ! le raid doit continuer, puisque le destin m'a épargné. Vélo et bonhomme " partiellement " déneigé (dans un triste état), j'engage la descente (une chance, ce versant était déneigé). C'est donc dans d'assez bonnes conditions que je plonge sur Valloire6 . Contrôle-arrêt qui est le bienvenu. Réchauffer ses membres endoloris et reprendre quelques forces, car les hostilités continuent... " Eh ! oui ". Le Télégraphe où je rencontre la randonneuse Suzanne Motte (disparue tragiquement quelques années plus tard) : Elle vient de faire le détour par Grenoble en 2 jours. En bas, dans la vallée de la Maurienne, où il fait déjà nuit, c'est un véritable déluge qui m'accueille. Sur la Nationale 6, vous voyez les retombées ; transis7 , je le suis. Reste à trouver un hôtel8. Mais, avec ma bobine " noircie " par la neige, et mes vêtements en lambeaux... toutes les portes se ferment devant moi... J'arrive ainsi à Aiguebelle où j'implore... le chef de gare de me laisser rentrer dans la salle d'attente. " S.V.P. Monsieur ", juste quelques heures pour éviter la " pleurésie ". Ainsi, s'achève cette " illustre " journée (267 km) qui restera à jamais gravée dans ma mémoire.

Le raider, Patrick PLAINE

Quelques détails qui peuvent éclairer...

  1. Tour de France de 4910 km bouclé en 353 h 10 mn
  2. Le col de la Bonette n'était pas encore au programme de l'organisation. On prenait la N 202 jusqu'à Entrevaux, puis Ammot et le col de la Colle St Michel.
  3. En ce temps-là, pour changer de vallée, il n'y avait pas la route qu'on connaît aujourd'hui. Seul le tunnel (froid et glacé) était de circonstance.
  4. Exploit qui aurait pu (ou dû...) se terminer tragiquement (j'en suis seulement conscient aujourd'hui).
  5. Ainsi fus-je baptisé par mes pairs " le cannibale des cimes ".
  6. Briançon-Valloire distants de 58 km couverts en 5 h 10 mn (plus de 3h30 pour parcourir les 7 derniers kilomètres sur la cime du Galibier... ce qui montre l'ampleur de la tâche...).
  7. A cette époque là, j'étais complètement insouciant : je partais souvent qu'avec la brosse à dents, sans gant, sans collant long... et encore moins d'imperméable...
  8. Non encore converti à l'autonomie " intégrale ", il m'arrivait de temps en temps de dormir dans un lit.


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