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Les bêtes à cols

Revue N° 15 Page 33

Certains cols portent des noms d'animaux. En prenant la seule liste des cols goudronnés français, on à déjà un bon début pour une arche de Noé.

Une vache, una vaccia, un veau et des vaux, un cabal et un cheval mort, un bourricot. Un agnel, une moutonne, des chèvres, deux boucs et deux cabres. Une abeille, Notre-Dame des abeilles. Un chat. Un coq - que diable allait-il faire sur le rebord de la Chartreuse ? C'était sûrement un Coq Sportif.

Deux lièvres, des sangliers, une palomère ou palombe. Une geneste ou genette, deux ginestes et leur petite sœur, la ginestelle. Deux biches près de deux croix. Un rat. Un grillon, une cicala : c'est la cigale corse. Deux louves, et neuf loups, dont l'un chante, l'autre pisse, deux se grattent, et deux sont morts (trépaloup). Il y a même un singe dans les Vosges - mais son apparition a peut-être un rapport avec le vin chaud !

Mais moi je n'ai pas de chance. Je n'ai rien vu de toutes ces bêtes-là. En général j'ai trouvé les cols déserts. Quand il y avait un animal vers le haut, ce n'était pas le bon ! (des chevaux à la vaccia, des vaches au col du loup, etc...).

Un cyclo des 100 cols aurait-il été plus heureux que moi ? J'aimerais tant voir, publiée dans la revue, la photo de l'ABEILLE (butinant le panneau), celle du COQ (perché dessus), celle du CHAT (vu sa dent, ça doit être une belle bête ! ), ou celle de la MOUTONNE (je trouve ce nom bien joli). Je suggère qu'on organise un concours photo. Sera bien sûr hors concours celui qui photographiera le fameux SINGE.

Mais jusqu'ici c'était encore simple, il s'agissait d'animaux bien connus. J'offre une tablette de chocolat à celui qui m'expliquera à quoi ressemble l'une des bestioles suivantes - une photo sera la bienvenue. Mais s'agit-il bien de bestioles ?

Une pousterle, un carri, des limouches, un écharasson, des carabes. Une arénier : a-t-elle bien huit pattes ? Un grand sambuc, des avels, une hourque, un allimas, des balitres. Une moucheyre, un izoard, un bestako, une schlucht, un capicciolo. Une rousse, un rousset, une roussargne, un charousse. Une perche : drôle de poisson là haut à 1600 mètres. Un lebraut, des félines, un sarasset, des garaches, des rodomouls. Qui pourrait savoir ce que sont les rodomouls par exemple ? Une variété de moules propres aux lacs de montagne ? Ou de caramels mous ? Et qui a déjà entendu le chant du coyoul ? (cante coyoul, 09).

Quand j'ai grimpé des cols, les animaux que j'ai rencontrés étaient beaucoup plus banals. Je n'ai peut-être pas assez d'imagination. Comme tout le monde, j'ai vu des moutons - quelquefois des marées de moutons, submergeant la pauvre cyclote. J'ai vu des vaches rentrant à l'étable, j'en ai vu aussi rentrant à l'ombre des tunnels du Soulor, celles qui étaient déjà dedans on ne les voyait pas, par contre on les sentait. J'ai vu des écureuils, des perdreaux et des faisans, des lapins et des renards. Des mouches, des moustiques et des taons, m'ont parfaitement repérée. Et puis j'ai vu surtout, surtout : des chiens !

Autrefois, d'après mon dénombrement, les animaux les plus fréquents dans les cols étaient les loups. Aujourd'hui les loups ont été exterminés, mais la tradition se perpétue : des chiens féroces gardent souvent les cols.

J'ai aperçu récemment, un chevreuil dans des circonstances particulières. C'était en novembre dernier en descendant du col des Goules vers Clermont-Ferrant, par une petite route secondaire. La forêt était touffée de chasseurs. Ou plutôt, car c'est très fatigant de marcher en forêt n'est-ce pas, des groupes de chasseurs se tenaient partout au bord des routes, près de leur voiture, attendant que débouche sur la route le gibier rabattu par leurs chiens. Le voisinage de tous ces fusils chargés ne nous plaisait guère.

Philippe roulait à une trentaine de mètres devant moi. Soudain s'amplifient des aboiements sur notre droite. Des chiens rabattent un chevreuil. Puis tout se passe très vite. Philippe vient de dépasser un chasseur quand le chevreuil débouche brutalement quelques mètres devant ses roues. Le chasseur épaule, vise : Philippe est exactement dans sa ligne de mire, à mi-chemin de la cible, qu'il masque. Le chasseur n'a pas tiré, et le chevreuil a disparu à gauche dans les taillis, lâché par les chiens surpris. Moi, j'ai vu toute la scène dans le dos du chasseur. Puis j'ai senti son regard haineux dans mon dos, posé sur nous. Vite, fonçons ! Voici un chevreuil miraculé. Et si, dans ce pays de goules, sortes de sorcières, il s'agissait d'un chevreuil enchanté ? Réminiscences de contes de fées, de princes changés en daims et de princesses changées en biches... Mais non, plus rien n'arriva de fabuleux ce jour là !

Au mois de juin dernier, en grimpant le col de Luitel par Séchilienne, il y avait une monstrueuse quantité de grosses chenilles velues. Partout. Sur toutes les branches des hêtres, par terre au bord de la route, et suspendues à d'invisibles fils au milieu de la route. A la deuxième que j'ai retrouvée sur ma sacoche avant, j'ai commencé à me méfier. Je n'avais guère envie d'en récupérer une sur le nez ! J'ai bravement laissé Philippe partir en éclaireur quelques mètres devant. (décidément, direz-vous, elle lui fait prendre tous les risques !). Des cyclos dévalaient en sens inverse. Peut-être l'un d'eux en aura-t-il avalé une ? Je me suis arrêtée pour écouter. Tout le versant de la montagne bruissait du grignotement de leurs mandibules, un drôle de petit déchiquètement continu, exactement le même bruit que le crépitement étouffé d'un incendie qui couve. D'ailleurs, la forêt était à certains endroits déjà comme brûlée, les arbres se dressaient dépouillés de leurs feuilles. J'ai espéré, pour les habitants de la Romanche, qu'on parvienne vite à stopper ce feu animal !

Mais tous les insectes ne sont pas malfaisants. L'été dernier, j'ai fait la connaissance, dans les cols japonais, de la très curieuse espèce des " cigales farceuses " (le nom est de moi). A l'approche d'un cyclo, elles se mettent soudain à lancer une trille qui imite à s'y méprendre les freins d'un vélo. On serre les dents, s'attendant à croiser ou à être dépassé par un " avion ". Mais non, personne. Et la voilà qui se moque, qui s'amuse à recommencer, là haut dans son pin ! J'ai un grand regret : je n'ai pas réussi à en attraper une pour la ramener en France.

J'en aurais fait cadeau à l'un de nos cols français sans nom, histoire qu'on puisse lui en donner un : Col de la cigale farceuse, ou col de la cigale japonaise, et nos petits-enfants se seraient bien demandé pourquoi !

Joëlle Briot-Giraudin


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