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Sur les traces des mulets corses

Revue N° 15 Pages 48 et 49

Si vous voulez sortir des sentiers battus, je vous donne volontiers cette recette : vous prenez deux cartes IGN éditées à des dates différentes. Pour être plus précis, vous choisissez la 74 dans la série verte (Ajaccio-Bonifacio). Vous comparez et vous vous lancez à l'aventure sur tout ce qui a été créé entre les deux éditions.

C'est pour cette raison majeure que je roule sans difficulté sur une petite route qui est censée relier le village de Carbini à la D368 qui monte de l'Ospedale à Zonza.

Auparavant, je me suis échauffé dans l'ascension du pas facile Bacinu (809m) et j'ai fait une brève incursion dans l'odorant maquis afin de m'offrir au passage la Bocca d'Ava qui se dissimule à l'écart de la D59.

L'avertissement du gamin qui a mis ce matin un point d'honneur à me doubler avec son vélo de cross, me trotte dans la tête. Alors que je revenais sur mes pas, il m'a reconnu, et froidement, m'a dit : " Attention aux chiens ! N'allez pas vous plaindre après. "

J'ai une sainte horreur de tout ce qui a quatre pattes et menace vos mollets ; aussi je suis sur mes gardes, on ne sait jamais ce qui peut arriver.

En fait de molosse, c'est un couple qui prend le frais sur la placette d'un petit hameau, qui s'étonne de mon intrusion dans leur environnement.

" Vous comptez aller à l'Ospedale par cette route avec votre vélo ? "

" Oui, bien sûr, pourquoi ? Est-ce possible ? "

" Je crains que vous ne pourrez pas passer. "

En connaisseur, l'homme lorgne sur mes braquets et me conseille... " A moins que vous ne mettiez tout à gauche... Mais la chaussée est défoncée... Et ça va être dur. "

Je pense, en mon for intérieur... " Tiens, tu as droit au recyclage aujourd'hui "... mais en même temps je constate avec plaisir que le message passe bien. A force d'enfoncer le clou des petits braquets, le grand public est au courant.

Je remercie ces braves gens qui me donnent quelques indications sur l'itinéraire à suivre, et je m'éloigne fermement décidé à ne pas revenir. Je sens la muette réprobation de leur regard, alors que je me retourne pour les saluer avant de disparaître derrière les imposants rochers parsemant les côtes du chemin.

Pour l'instant c'est bon. Le sol est bien tassé, sec et légèrement sablonneux. J'ai mis le 30x28 et ça roule facile.

La pente est raisonnable. J'ai bien envie de retirer des dents à l'arrière, mais comme il y a des lacets je n'ose pas, des fois que le prochain virage aboutisse dans une difficulté.

Le sentier qui mène au col de Mela à 1058m a dû disparaître dans les travaux d'aménagement de ce nouveau chemin. J'arrive déjà au carrefour de la route pastorale sans issue, que je ne dois pas prendre, sans avoir remarqué cette intéressante variante.

Bigre ! je braque à droite et mon vélo s'entête à aller droit sur la gauche. C'est de plus en plus mal pavé, et si la pente n'est toujours pas excessive, le revêtement, inexistant, commence à poser problème.

Ça y est ! je vais faire mentir les grammairiens en découvrant enfin le fond de l'abîme. (Tout le monde sait bien que les abîmes n'ont pas de fond.) J'ai beau plaisanter, je m'étale proprement. Les pieds coincés sur les pédales malgré les courroies largement desserrées, j'ai des difficultés pour m'extraire de cette position inconfortable. Dans l'histoire, mon coude gauche en a pris un coup. Je me frotte un peu l'articulation et je remonte sur ma bécane.

Maintenant, voilà que c'est au tour des ronces de gêner ma progression.

Des tiges hérissées d'épines, entendent traverser la route et il me faut ruser : soit je passe en dessous, soit j'oblique, mais ce n'est pas évident et bientôt je suis griffé de partout. Le comble pour un greffier !

Là ce n'est pas possible, il me faut mettre pied à terre et pousser le vélo. C'est pas humain de mettre une pareille route sur une carte.

Je remonte en selle pour m'offrir, au bout d'une superbe ornière, un magnifique rocher qui me stoppe et me contraint à passer par-dessus le guidon. J'ai mal partout, mais têtu comme je suis, je continue rageusement.

Cent mètres à côté du vélo... deux cents dessus... courses d'obstacles, sable... cailloux baladeurs... ronces... et ça monte toujours. Il faut que je passe, ma réputation est en jeu.

Le col se profile là-bas à gauche. C'est presque plat et la vitesse augmente très légèrement. Ouf ! je suis passé. Je peux inscrire à mon actif : deux gamelles, de multiples écorchures et la Bocca de Baroccagio à 969 mètres. Que d'efforts pour un moins de 1000 mètres !

Je n'ai pas tout vu ! la descente est encore plus éprouvante. Ce que je viens de vivre à la montée est paradisiaque à côté de la plongée dans l'enfer que je m'offre maintenant. Même si je tente de ralentir mon allure, la pente m'entraîne irrésistiblement, et il me faut marcher pour ne pas risquer un accident plus grave. Je frôle le vide et j'avoue avoir eu peur. Personne ne sait où je suis, et si je me plante, il y a de fortes chances que je prenne racine.

D'après la carte, ce n'est pas long, mais j'ai l'impression de parcourir dix fois plus de chemin que prévu.

Il est onze heures et demi et Michèle m'attend au restaurant ! Cela va être dur d'être à l'heure, d'autant plus qu'il me reste plus de 20 kilomètres et pas mal de relief.

Un bruit de moteur me parvient à travers les arbres. Mon aventure prend fin avec la proximité de la route carrossable. Je prends conscience du caractère débile de la chose, en constatant que depuis le commencement des difficultés, j'ai cessé de découvrir le paysage et la beauté des sites. Stupidement, je me suis acharné à passer, et j'ai consacré toute mon énergie à lutter avec les difficultés. Je n'ai rien retenu des lieux traversés, si ce n'est l'image d'un chemin caillouteux et poussiéreux, encombré d'épineux.

Me voici sur la D368 et j'apprécie le velours du bitume. La montée est faible pour parvenir à la Bocca d'Illarata à 991m. En effet, même si la descente de Baroccagio fut pénible, je n'ai pas beaucoup perdu d'altitude. L'allure devient franchement rapide et un petit peu de " tout à droite " améliore sensiblement les performances.

J'apprécie maintenant la sauvage beauté de la forêt de Zonza et passe la Bocca di Pelza en trombe. C'est le cinquième col de la matinée et ça commence à bien faire.

La remontée sur Zonza est affreuse. La route en réfection est parcourue par des automobilistes pressés qui soulèvent des nuages de poussière. La sueur et la poudre minérale très fine, qui flotte dans l'air, font bon ménage... le cyclo masqué... vous connaissez ?

Zonza... traversée laborieuse dans la circulation, et les touristes qui envahissent la chaussée. Belle descente jusqu'au pont de Criviscia où j'irai cet après-midi piquer une tête dans les eaux fraîches du torrent, et remontée moins glorieuse sur Quenza. Il est 13 heures 15 et tout le monde m'attend au restaurant... j'ai un peu honte sur le moment, et puis tout s'arrange... après tout je ne suis pas resté coincé la-bas entre deux rochers... alors tout est pour le mieux.

René CODANI


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