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Balade d'automne

Revue N° 15 Page 56

L'automne était de retour. En enfourchant sa randonneuse en ce froid et brumeux matin d'octobre, Casimir ne put s'empêcher d'avoir une pensée nostalgique. La saison cyclo touchait à sa fin, les grands raids s'entassaient dans l'armoire aux souvenirs, et l'hiver s'annonçait à grands coups de crachins vicieux, de brouillards tenaces et de matins frisquets.

Finies pour quatre ou cinq mois, les grandes envolées sur plusieurs centaines de kilomètres ; la petite pointe d'appréhension qui les précède ; les départs à la lanterne au milieu de la nuit ; le petit déjeuner vers 9 heures dans un bistrot de campagne, inconnu jusqu'alors mais familier ensuite ; la découverte de villages nouveaux, la redécouverte de sites familiers ; le pique-nique improvisé du midi avec le butin du pillage en règle de la boulangerie et de la mini grande surface du patelin ; le petit café au contrôle suivant pour faire digérer ; la succession des routes, des villages et des gens ; le casse-croûte de fin d'après-midi ; le retour au bercail sur des routes à nouveau familières, et l'arrivée triomphale avec le sentiment profond du devoir accompli.

Fini aussi le temps des cuissards et des petites socquettes blanches ; l'entassement successif des pull-over et des collants longs allait devoir compenser la baisse du mercure. Aux haltes dégustations, les diabolos, jus de fruits et autres limonades allaient céder la place aux cafés, thés, chocolats, parfois aux vins chauds, voire même aux grogs, en toute dernière extrémité.

En ressassant tout ça dans sa petite tête, Casimir avait parcouru une vingtaine de kilomètres. Au détour d'un virage, ses yeux tombèrent sur un buisson. Mais pas n'importe quel buisson. Un buisson plein de mûres ! Il se mit en devoir d'en ingurgiter une ventrée, en se disant que c'était là un des charmes de l'automne. Il y avait aussi les pommes que l'on dérobe subrepticement dans les vergers, et dont le goût de fruit défendu masque celui des pesticides. Mais rien ne valait la grappe de raisins bien mûrs de fin octobre. Casimir connaissait des coteaux vendangés tard, qui lui fournissait un but de randonnée et des raisins savoureux et sucrés. Il s'en remplissait le ventre et les poches de son beau maillot blanc qui, au fil des kilomètres et des coups de pédales, s'ornait de grandes taches violettes.

Le brouillard commençait à se dissiper, et par endroits le manteau brumeux se déchirait pour laisser passer un rayon de soleil. Casimir aimait bien ces éclairages à la David Hamilton, qui mettaient en valeur une fraction de paysage familier, lui donnant un relief particulier et un intérêt nouveau. Aujourd'hui, c'était le village de la Varenne qui bénéficiait du rayon de soleil, le sortant petit à petit de son sommeil frileux des dimanches matin d'automne.

Après Champtoceaux, pour grimper le mur de la Galloire, méchante bosse à 15%, la chaîne fut invitée à redescendre sur le 32. Ce braquet rappela à Casimir ses sensations montagnardes de l'été passé : les ascensions difficiles où chaque mètre grignoté équivaut à un capital engrangé ; les changements de pourcentage qui font craquer les dérailleurs, gémir les chaînes, et exploser les cuisses ; les lacets à prendre à l'extérieur ; la sueur qui coule le long de la visière de la casquette ; l'air frais de l'altitude ; le mal aux reins des longues ascensions ; le palier qui permet de souffler ; l'attente et la recherche inquiète de la borne kilométrique suivante ; la fontaine isolée où l'on remplit son bidon, devant quelques vaches curieuses ; la délivrance du sommet ; l'ivresse de la descente : récompense dans le K-way enfilé à la hâte.

Souvenirs vieux que de quelques mois, mais déjà érodés par la nostalgie : oubliés donc la vilaine défaillance à 4 km du sommet d'Aubisque et la fringale du Mont Revard, la pluie du Galibier, le brouillard de la Corniche du Litor qui empêchait de voir tout ce qu'il y avait en-dessous, la canicule insoutenable de la montée vers l'Alpe d'Huez, l'ascension tant pédestre que cycliste vers l'Abbaye de St-Martin du Canigou (B.P.F.) et la frayeur d'un virage presque raté dans la descente de Soulor. Casimir ne voulait se souvenir que de son coup de pédale aérien dans l'Envalira, de son "temps canon " à la randonnée Velay Vivarais, des magnifiques panoramas photographiés en faisant les 5 Monts Savoyards, du défilé de Pierre Lys et des gorges du Rébenty, de sa descente époustouflante de Peyresourde, et des joies indescriptibles ressenties au sommet des cols et au terme des randonnées montagnardes. Les bons souvenirs avaient depuis longtemps enterré les mauvais.

Au temps des cols allait succéder celui des gueuletons et autres banquets, et avec lui, la prise des kilos superflus, un œil inquiet scrutant l'aiguille du pèse-personne. Kilo en plus, kilomètres en mois, les Côtes de Mauves et du Cellier apparaîtraient plus rudes début janvier que les sommets alpins en août.

La morte saison qui suit la Toussaint allait permettre à Casimir de faire re-émailler sa randonneuse qui en avait grand besoin. Le bel émail bleu qui habillait les tubes, avait subi les outrages du temps, des kilomètres, des rares chutes de son propriétaire, des déplacements sur la galerie ou dans le coffre, en cohabitation forcée et mal acceptée avec d'autres collègues, et surtout des haltes lors des différentes sorties. Pendant ces arrêts, le vélo, fidèle compagnon des plus folles chevauchées, redevenait soudain un tas de ferraille encombrant, dont on cherche à se débarrasser au plus vite, en l'appuyant contre n'importe quoi, solide de préférence. Si certains, précautionneux à l'extrême, recherchent pendant de longues minutes l'endroit idéal, à l'abri des intempéries et des regards envieux, le posent délicatement, sans abîmer l'émail, le guidon et la selle, Casimir, lui, le posait vite et pas forcément bien, même le long d'un mur rugueux, parfois en équilibre instable, parfois tête bêche contre le vélo d'un compagnon, et au pire l'abandonnait par terre, dans l'herbe, voire sur un sol caillouteux. Ainsi traité, l'émail partait par petites écailles de plus en plus nombreuses. Casimir en profiterait aussi pour remplacer sa vielle selle Brizemiche par une super selle Broux, en peau de zébu galvanisée avec armature en iridium de bougnazal, la même que Fignon, c'est tout dire.

L'heure tournait et la sortie touchait à sa fin. Pour regagner ses pénates, Casimir emprunta une petite route de bocage, dont les haies l'abritaient d'un léger vent de côté, route qui n'était pas sans rappeler celles de la semaine fédérale de Nogaro. La chaude ambiance de ce grand rassemblement lui revint à l'esprit : 6000 cyclos des quatre coins de l'hexagone, comme disait un ex-ministre, et de l'étranger, participaient à cette grand' messe cyclotouriste. Les occasions de lier connaissance étaient nombreuses. Pour sa part, Casimir s'était lié d'amitié avec deux cyclos Ecossais au long cours, Mac Hapott' et Mac Héquett', aussi habiles à économiser les coups de pédales en se cachant au sein d'un peloton, qu'à s'esquiver des bistrots avant de payer les consommations.

12 heures 15. La sortie s'achevait. Casimir était dans les temps. Le poulet ne serait pas cramé, incident banal, mais qui nuit toujours à la quiétude du repas.

Et en accrochant sa randonneuse dans le garage, Casimir songeait déjà à sa prochaine randonnée.

J.-L. Rougier

Cyclo randonneur Cellarien


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