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L'après-midi d'un fauve

Revue N° 16 Pages 11 et 12

Mes vacances 1987 ont eu pour cadre le parc régional du Haut Languedoc, à 750 m d'altitude, au bord du lac du Laouzas. En fait, j'ignorais tout de cette région, sauf qu'à l'étude de la carte, les cols y foisonnaient. En réalité, j'ai découvert un paradis pour cyclos-montagnards avec 51 cols franchis en trois semaines, dont douze en tandem, et une bonne trentaine gardés en réserve pour un prochain séjour.

J'extrais de mes souvenirs de cette période, juste pour vous le faire partager, un après-midi particulièrement riche en joies diverses et en sensations, avec le secret espoir de vous donner l'envie d'aller vous aussi découvrir le Sidobre aux rochers tremblants, les monts de Lacaune, ceux de l'Espinousse ou encore le Caroux.

Malgré l'espace qui s'offrait à lui, riche de lacs, de fougères, de forêts sombres, de gras pâturages et de fruits des bois sans nombre, il se sentait tel un lion en cage. Chacune de ses sorties, chacun des cols franchis pour enrichir sa collection, n'entamait que peu le capital à sa portée, ne donnait qu'un petit coup de griffe à cette montagne si belle, et ses vacances de juillet 1987 passaient si vite ! Pour sûr, le palmarès 1987 ne serait pas de la même veine que la cuvée 1986, récoltée dans les Corbières. Il lui fallait réagir et croquer à belles dents dans cette nature généreuse pour présenter en fin d'année, un tableau de chasse digne de lui. Dans ces conditions, le col de la Jasse (901 m), franchi le matin même en tandem, n'allait constituer que le prélude à l'après-midi d'un fauve.

Il hâta le déjeuner et, pour une fois, partit tôt. Son repas de la journée serait d'autre nature.

La plage du Laouzas résonnait des cris joyeux des estivants ; les planches à voile se plaignaient un peu du manque de vent mais lui, en revanche, appréciait beaucoup cette atmosphère calme et propice aux joies du vélo. Il refit pour la énième fois la route vers Murat, revit les mêmes pêcheurs le long de la Vèbre et salua au passage les nombreux menhirs qui décoraient cet itinéraire facile.

Il piaffait d'impatience : Vite un col !

Murat vit passer son ombre sur ses murs bardés d'ardoises grises, à l'heure où tant de vacanciers sombraient dans une sieste réparatrice, ou se baignaient au Laouzas. Pourquoi bifurqua-t'il vers les Sénausses, puisque, d'après Chauvot, le col de la Garenne était muletier avec poussage obligatoire ? Nul ne saurait le dire, l'inspiration sans doute, l'instinct que l'on prête aux grands fauves, car jamais ses roues ne durent quitter le goudron.

De mémoire d'un éleveur local consulté, le goudron devait bien dater d'une quinzaine d'années déjà ! Au col (925 m), le premier de l'après-midi, la vue embrassait un large panorama dominé par le sommet de l'Espinousse qu'il devait franchir en fin d'après-midi, au moment du retour. La descente pour digérer ce premier col fut des plus agréables : une petite route bordée de clôtures destinées à contenir les troupeaux de brebis dont le lait deviendrait un jour prochain du Roquefort.

Revenu sur la grande route, le col Del Pal (864 m) ne fut qu'une simple formalité, tout juste au sommet, un petit raidillon. En revanche, après le pont de la Mouline, la remontée vers la Croix de Mounis offrait un kilomètre assez pentu. A la Croix de Mounis (800 m), il fit un bref arrêt photo car la vue le valait bien. La montagne de Marcou lui offrait ses escarpements rocheux violacés dominants la petite vallée de Bouissou et, loin devant, au-dessus des vallonnements embrumés de chaleur, la Méditerranée faisait miroiter ses eaux, qu'il devina saturées de touristes.

Il se lança alors dans une descente de 7 kilomètres pour 500 m de dénivelé, en souplesse, comme tout fauve qui se respecte. Il traversa le petit village de Pabau, le mal nommé, croqua sur sa lancée le col de Plo (521 m) oublié sur le guide Chauvot, puis il glissa, en compagnie de la Mare, de Castanet le Haut jusqu'à Plaisance. Un bref arrêt lui permit de photographier le vieux pont, puis il se dirigea vers Saint Genies de Varensal, ancien bassin houiller, pour conquérir sans coup férir, de nouveaux cols.

Celui de Taregals (435 m) ne lui demanda qu'un tout petit kilomètre d'efforts. Après une courte descente puis une ascension brève mais très pentue, il fut rejoint au sommet de Sals (475 m) par l'un des membres de sa confrérie, tout comme lui à la chasse. Ils ne se connaissaient pas mais ils se reconnurent immédiatement aux curieux petits ronds de feutre noir sur leur carte routière. D'autre part, nul autre touriste ne se serait osé sur de telles routes, si belles qu'il faut, pour les parcourir, savoir les mériter. Son compagnon d'un instant n'avait qu'une carte Michelin alors que lui, mieux équipé, explorait le terrain à la carte IGN au 1/25000ème . Il l'invita donc à la rencontre d'un col inconnu chez Michelin et ils partirent de concert. Ils passèrent à la descente le col des Vignes (413 m) puis, et c'était là l'offrande, le col de Las Couches (409 m) au terme d'une petite ascension muletière avec, au départ et à l'arrivée, le passage d'un gué quasiment sec.

C'est à St Gervais sur Mare, à 300 m d'altitude que leurs routes se séparèrent : l'un visait le col de Layrac et celui de Bélugos tandis que l'autre voulait s'offrir les crêtes de l'Espinousse. La chaleur de ce début juillet se faisait insistante et il profita quelques instants de l'ombre fraîche des platanes centenaires de St Gervais, avant de se lancer dans un aller-retour de 8 km à la cueillette du col des Treize Vents (600 m), court certes, mais très pentu.

A nouveau à St Gervais, il changea de vallée pour aller à la rencontre du col de la Pierre Plantée (509 m) avec, à son sommet, un petit menhir malheureusement christianisé par une croix gravée.

La pente était plus douce et le paysage plus calciné, car il entrait dans le Caroux calcaire que les guides touristiques, dans leurs raccourcis parfois hâtifs, qualifient de montagne de lumière. Il s'attaqua courageusement au col muletier de Vente Vieille (à peine 100 m de dénivelé au départ de la D180 E) mais, à son grand dépit, fut vaincu par les ronces et dût rebrousser chemin. Il y avait pourtant prés du sommet, sur le bord d'un sentier, encore visible, une maison, hélas abandonnée, cernée par des vestiges de vignes. Amis chasseurs de cols, nous sommes, nous aussi, victimes de la désertification des montagnes, car là où l'homme et ses troupeaux ne sont plus, les passages disparaissent, dévorés par les ronces et les genêts, tout aussi fauves que nous.

Deux ou trois lacets bien dessinés le conduisirent au col de la Madale (691 m) puis, au terme d'un petit aller-retour muletier au col de Jacquet (695 m), sans quitter la ligne de crête, et donc, sans gros efforts.

Il descendit encore sur 4 kilomètres, juste pour chercher le col des Princes (588 m) et pour découvrir une petite partie de la forêt des écrivains combattants. Chacune de ses allées, chacun de ses carrefours porte le nom d'un écrivain qui s'est battu pour la France, et c'est émouvant de voir ainsi associés étroitement, la nature et ses plus fervents admirateurs. Il lui fallut ensuite remonter sur 4 kilomètres pour revenir au col de Madale mais la fraîcheur du sous-bois l'aida dans sa quête à l'altitude perdue auparavant.

Après le col, le profil de la route s'assagit un peu. Il dût reconnaître qu'il apprécia ce geste sympathique de la pente car la fatigue, exacerbée par la chaleur, s'installait en lui. En un mot comme en cent, le fauve se traînait ! Il traversa le petit hameau de Rossis, endormi dans la chaleur du jour, d'un petit saut, franchit le col des Avels (803 m) et laissa sur sa gauche la route de Douch et du panorama du mont Caroux. Il serait bien temps de revenir !

Bien que la pente ne fut jamais très difficile, il peina pour atteindre le col de Plane (925 m) mais il fut récompensé de ses efforts car la vue redevenait exceptionnelle sur un Caroux desséché, contrastant si fort avec les noires forêts traversées plus bas dans la vallée. La corniche entre le col de Plane et le col de l'Ourtigas (988 m) lui laissa un souvenir impérissable car le paysage qu'il parcourut était fondamentalement différent de ceux qu'il voyait tous les jours dans les monts de Lacaune ou ceux de l'Espinousse, dans ce pays humide aux denses forêts et aux riches pâtures. Le Caroux offrait pour sa part ses roches déchiquetées, aux varapeurs et aux cyclos de passage ses cols lumineux.

Il fut tout surpris au col de voir la route continuer à monter pendant encore un kilomètre avant de dévaler vers le pas de la Lauze (976 m), 16ème et dernier col de cet après-midi fertile. Les guides touristiques signalent tous la particularité de ce pas, qui est d'être situé sur un très court chaînon reliant le Caroux calcaire à l'Espinousse granitique. C'est donc peu dire que paysage et végétation changèrent brutalement avec le retour en force de formes plus douces.

Il ne fut pas fâché de retrouver la fraîcheur des grands bois, car, après ce dernier col, il fallait encore franchir le sommet de l'Espinousse. Le dénivelé n'était certes pas très important, mais au terme de tant d'ascensions, il n'était plus tout à fait aussi fringant. D'ailleurs, et disons le tout net, sa vanité dût-elle en souffrir, il n'était pas aussi bon grimpeur que ses 560 cols franchis pouvaient le laisser supposer.

Sa faible vitesse lui permit de goûter une fois encore à la majesté des paysages, à la confidentialité de ce pays sans agglomération importante, où les maisons savent encore se vêtir des richesses offertes par la terre qui les porte, lauzes, ardoises ou même genêts et pousses de frênes.

Il atteignit ensuite le sommet de l'Espinousse pour découvrir d'un seul regard la presque totalité de l'itinéraire de l'après-midi. En un instant il redevint le fauve conquérant et bascula, le mot n'est pas trop fort, vers le pont de la Mouline et le col Del Pal déjà franchi en début de randonnée.

Et Murat revit passer son ombre sur ses murs d'ardoises grises, à l'heure où les rues s'animent après la chaleur du jour, quand les vacanciers reviennent de la plage.

Il redescendit à bonne vitesse la petite vallée de la Vèbre sans accorder, fatigue et habitude aidant, le moindre regard aux menhirs. L'œil luisait pourtant, tel celui des fauves, quand ils foulent, vainqueurs, un territoire conquis. Le charme des petits villages de Candoubre et de Condomines ne sut le retenir, et il retrouva enfin le bord du lac du Laouzas. Il lui restait encore, pour regagner le camping, l'ascension de 500 m à 8-10 % qui lui faisait toujours si mal aux jambes au retour de ses sorties.

Ceux qui le virent passer au soir de cet après-midi mémorable, ne surent jamais que ce cyclo anodin qui regagnait son gîte était un fauve repu ; il s'était gavé d'air pur, de fraises des bois, de framboises, de montagnes et de cols. Il rentrait joyeux, fortifié par les efforts et rasséréné par une saine fatigue.

Une fois encore, il avait vécu, hors du temps, une aventure extraordinaire, de celles qui ne laissent pas de traces dans la frêle mémoire des hommes, ou dans les journaux, mais qui allument dans le cœur de celui qui l'a vécu, la flamme des souvenirs des grands instants passés.

Il avait été heureux.

Il savait qu'à jamais, tout au fond de lui-même, l'image de cette montagne resterait gravée. Il vivrait d'autres joies, irait sur d'autres cimes, mais ce Haut Languedoc, jamais il n'oublierait.

Rolland ROMERO


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