J'en étais arrivé à un carrefour de mon développement et, d'une autre façon que José Meiffret, j'avais rendez-vous avec la mort. Si j'avais eu rendez-vous avec Jeannine, Jacqueline ou Françoise, je me serais rasé, mais j'avais rendez-vous avec la mort et je ne jugeais pas nécessaire d'user encore une lame de rasoir pour rien... autant l'économiser. Je me disais aussi, que si j'y restais, ça ferait baisser d'une unité le nombre des chômeurs, en dégageant un emploi. Je me disais beaucoup de choses, mais je ne disais rien. Pourtant, la veille au soir, sans me prendre pour Dalida, et sans vouloir la rejoindre, j'écrivis 2 lettres d'adieu pour demander pardon, et remercier en même temps, celle qui me supporte depuis plus de 30 ans et celle qui me téléphone depuis plus de 30 jours... Je voulais laisser une explication de ce qui pourrait se produire, comme une dernière version de mon testament, juste avant l'événement... Je savais que j'allais prendre quelques risques et que je pourrais être victime de mon amour propre, de mon orgueil, de mon entêtement, de mon obstination, de ma passion, de mon imprudence, de mon impertinence, en un mot de mon insoumission, de mon objection d'inconscience. Déjà en 1977, les sentinelles qui m'avaient empêché de passer du col de la Chaudière au col de la Glacière, m'avaient peut-être sauvé la vie... Je m'y prenais autrement en 1979 et sollicitait une autorisation qui me fut refusée parce que " cette route située sur le périmètre du camp est dans le gabarit de sécurité des tirs "... je n'insistais pas, surtout que cet été-là, " à la suite d'un tir de trois missiles par un régiment en manœuvre sur le polygone de Canjuers (Var), un important incendie s'est déclaré... " (1-8-1979)... Je ne voulais être ni tiré ni brûlé, mais je brûlais du désir de faire ce col qui manquait à ma collection ; je ne demandais qu'un cessez le feu provisoire et, ce dimanche 14 juin 1987, je revenais sur le terrain. Il ne m'aurait pas déplu, pour mon histoire et pour ma légende, d'être tué par la France, de tomber sous les balles françaises, peut-être importées de Hong-Kong ou de Singapour... ça ne me paraissait pas une fin plus bête qu'une autre, sauf que, vu la législation en vigueur, mes héritiers perdraient le bénéfice du triplement du capital d'une assurance-vie pour laquelle je cotise depuis plus de 20 ans... et qu'ils ne toucheront qu'en cas d'accident de la route... par défaut de barreaudage, erreur de freinage ou chute d'attention, sans qu'il soit besoin de poursuivre en justice un chauffard ivre ou non : pourvu que le vélo ne soit pas trop abîmé, pour qu'il puisse encore servir !... Sans cet accident, toujours possible, quelle mort puis-je espérer ? J'ai échappé à la rougeole, aux oreillons et à la scarlatine, je me suis fait vacciner contre le tétanos et l'hépatite, que reste-t'il ? la cirrhose du buveur d'eau ? la brucellose du buveur de lait ? le cancer du non fumeur ? l'overdose de chocolat ? la morsure de vipère ? la colite frénétique ? ou le sida, étant donné que je suis déjà cyclopositif ? J'agitais tout cela dans ma tête et bien d'autres considérations ; j'allais peut-être rendre mon âme et des comptes à Dieu, et je me faisais souci pour le désordre de mes papiers, de mon courrier en retard... Je me faisais surtout souci pour ma cave avec tout ce que j'y ai entassé depuis plus de trente ans comme morceaux de bois, morceaux de métal, morceaux de caoutchouc, morceaux de morceau de vélo... une vraie décharge qui serait à la charge de mes enfants ; honnêtement, je ne pouvais leur faire ça... Mais je me disais aussi, par vague intuition fondée sur une vieille information complètement dépassée, datant du temps de la trêve de Dieu, que, malgré les innombrables panneaux " tir de jour et de nuit - Danger de mort ", il ne devait pas y avoir d'exercice le dimanche à l'heure de la grand'messe et que, le temps d'une élévation, j'aurais peut-être une chance, ma chance, de pouvoir m'élever moi aussi, jusqu'à ce col ; chaque grimpée de col est une élévation, c'est pour moi un geste sportif et religieux que peuvent difficilement comprendre les païens, les athées, les agnostiques, les musulmans, les protestants, les réformés, les adventistes, les bouddhistes, les animistes, les témoins de Jéhovah et tous les autres, qui n'ont pas été enfants de chœur, ni catholiques pratiquants... moment solennel de la messe, précédé de l'agitation d'une sonnette, comme il y a une sonnerie aux passages à niveau, avant l'arrivée d'un train, pour inviter à faire très attention... |
Oui, il fallait faire très attention pendant cette élévation pour ne pas mettre les roues, les pieds ou les mains n'importe où, car, comme l'a écrit un autre colonel, à un autre candidat au même col : " Outre les dangers de tir, de nombreux obus non explosés n'ont pas été relevés ". Effectivement, sur cette petite route du col de la Glacière, c'était plein d'engins métalliques ou en plastique, autour desquels évoluaient en toute innocence, fourmis, iules et papillons.
Ce dimanche 14/6/1987, vers 10 h, au moment où, à l'appel des cent, quelques milliers de pacifistes faisaient une ronde autour de Paris, sans avoir remarqué d'interdiction précise concernant les bicyclettes, je progressais lentement vers ce col, en espérant bien que ce ne serait pas le dernier... J'ouvrais les oreilles pour percevoir le moindre bruit suspect et j'ouvrais les yeux pour mieux voir les pièges possibles... J'étais à mi-parcours quand l'inattendu est arrivé, incontournable : un véhicule militaire descendait à ma rencontre et en quelques secondes allait me coincer. Me suivait-on aux jumelles ou au radar depuis le début ? C'était un scénario que je n'avais pas prévu... Je n'avais prévu ni les demandes ni les réponses, c'était trop tard pour me cacher... que faire ? que dire ?... jouer l'innocent naïf ? le coupable implorant miséricorde ? l'ignorant débile ? le vrai surpris de bonne foi ? le faux surpris de mauvaise foi ? l'arrogant rouspéteur ? le militant pacifiste et écologiste ? Trop tard pour s'inventer un comportement de circonstance... le véhicule s'immobilise devant moi et m'oblige à m'arrêter : échange poli de salutations civilisées... ils sont cinq... je ne sais plus qui a parlé le premier, mais, passé ce 1er round d'observation plutôt bienveillante, ce sont eux qui en sont venus au fait sans détour : " Avez-vous vu l'escadron que nous cherchons " ?... Sans trop savoir ce que c'est un escadron, j'ai dit "non" spontanément, bêtement, honnêtement, franchement désolé de ne pouvoir rendre service... Le véhicule militaire a démarré en trombe et je me suis retrouvé seul : ouf ! Ils m'auraient demandé si j'avais trouvé un clairon, un goupillon, un mouton, un avion ou leurs galons, je sais ce que c'est, mais un escadron ? Qu'est-ce que c'est ? et pourquoi des militaires de carrière demandaient à un insoumis de carrière de les aider à retrouver l'escadron qu'ils avaient perdu ? j'ai cherché... et j'ai trouvé ESCADRON dans mon dictionnaire... Mais alors le dimanche 14 juin 1987 l'artillerie française a perdu un escadron, un escadron de la 7e compagnie ?... et le ministre de la défense nationale n'a pas été démissionné ? Pour moins que ça, le 28 mai à Moscou, sur la place rouge où aucun panneau n'indique aux avions qu'il est interdit de se poser, on a fait toute une histoire... je ne dirais donc rien : Secret Défense ! Mais j'ai posé mon vélo rouge au col de la Glacière... " glacé d'épouvante " comme aurait dit le regretté René Fallet... j'ai même récidivé, non loin de là, pour un autre col inconnu, tombé à terre en ce sens que le panneau est couché au sol, seulement visible du ciel... un col à l'état civil précis mais fatigué de rester toujours debout, ou renversé par un tir de jour, ou de nuit, ou plus simplement, mal fixé : " col d'Aisse ". Après cette deuxième élévation, comme à la messe, ce parcours d'un non combattant ne m'avait pas coupé l'appétit : c'était plutôt le contraire mais, résigné à ma fin prochaine, j'avais négligé aussi de prévoir de la nourriture - à quoi bon ? J'avais faim et soif, je reprenais goût à la vie, je sortais vivant de ce camp de la mort, qui n'avait pas voulu de moi : l'armée a dû juger que je ne valais pas cent balles, même pas une... j'ai raté ma mort, il me reste maintenant à ne pas rater ce qui me reste de vie... La lendemain à Castellane, pris sous un bombardement de grêlons, j'ai eu franchement peur et je me suis réfugié dans l'église où j'ai eu la surprise de me voir en tête de liste des glorieux morts pour la patrie... je me doutais bien que j'avais déjà donné... le 1er de la trop longue liste, c'est moi : André PAUL. Paul ANDRE Menton le 21/6/87 |
Toute ressemblance avec les personnes citées dans le texte est pure coïncidence.
Merci à André Voirin, du Club des 100 Cols, pour son exemple.