C'est le nom d'une Dent, et c'est aussi celui d'un Col ; c'est le Col de Jaman 1512 m, situé en Suisse près de Montreux. Il n'est pas souvent cité dans ces colonnes, ni même gravi, j'en suis sûr, par ceux qui comme moi, aiment la randonnée en montagne. Et c'est pourquoi il me paraît intéressant de le mieux faire connaître que les seuls propos que j'ai lus à son sujet, à savoir ceux du ténor des 100 Cols : Elie Bordat qui le situe parmi les toutes premières difficultés qu'il ait rencontrées dans sa carrière de Cyclo. Et me concernant, c'est à n'en pas douter le col le plus difficile que j'ai eu à gravir sur les trois cents que j'ai escaladés à ce jour. D'abord il n'est pas très connu pour deux raisons essentielles: - Il est situé en Suisse - Il ne peut se gravir que sur un seul versant, donc ce n'est pas un axe stratégique. Il faut dire qu'il y a bien six ans que je rêvais de le gravir. Je l'appréhendais rien que de regarder la carte. Serais-je capable de franchir ces chevrons ? Durant cette période je passais à Montreux des dizaines de fois et je ne manquais jamais, de son pied, de regarder sa dent. Le temps me manquait, la crainte s'installait (serais-je capable et suis-je assez entraîné ?). Et puis, un certain dimanche de juillet 87, je me décidai à y aller non sans avoir mis auparavant toutes les chances de réussite de mon côté, c'est-à-dire une préparation adéquate, minutieuse, comme je l'avais fait d'ailleurs lors d'un certain Paris-Roubaix en 1980. Certains me diront : il se prend au sérieux celui-là, moi je franchis 10-20 cols dans la journée sans méditation ni d'état d'âme. Mais voilà, ce col s'appelle Jaman et je me vois le regarder encore lors de ma randonnée autour du Léman en solitaire. Pendant ces années, on se faisait peur, on ne se connaissait pas mais on était déjà des complices, ses copains. Je n'ai jamais eu ces sensations avant de franchir le Galibier, la Croix de Fer ou la Furka, et pourtant oh combien plus longs, plus hauts. Mais celui-là je le crains, c'est déjà le plus beau. Alors cette rencontre est inéluctable, obligatoire. Sa première pente est dure, très dure et déjà la sueur s'installe. Je me dis que la serviette que j'ai toujours autour du cou dans les ascensions sera encore très utile. Une dame ouvre ses volets, me regarde passer l'air ébahi, une autre plus loin que je croise semble s'étonner que l'on puisse monter à vélo. Mais c'est mon problème, je dirais, mon plaisir. Je ne donnerais ma place à personne; j'y suis, j'y reste et je continue. "On ne va jamais jusqu'au fond de sa solitude" (Bernanos). La mienne atteint pourtant un degré élevé. Je m'élève vite tel un aéroplane, déjà je domine le lac Léman, c'est grandiose. |
Ce col est réellement fascinant; il est comme je le pressentais. C'est un peu l'enfer, écrasant, inquiétant, mais d'une beauté extraordinaire. Et puis, oh surprise! un panneau de signalisation indiquant une pente de 25 %. Alors le doute s'installe, serais-je capable d'affronter une telle pente ? La réponse à cette question ne se fait pas attendre, c'est oui. Tu es bien préparé et ce n'est pas le moment de baisser les bras. Ah! sûrement pas. Et au prix d'une formidable concentration l'obstacle est franchi. Il me souvient même qu'un véhicule me doublant, dû passer en 1ere à ma hauteur pour pouvoir continuer. Moi, il y a longtemps que j'avais épuisé mes vitesses. Le plus dur était ainsi fait, mais la suite n'était pas mal non plus. De magnifiques chalets défilaient sous mes yeux et je devinais rapidement ce qui les distinguaient du mien que j'ai construit pas très loin, en Haute-Savoie. A la sortie de Caux la route est moins pentue, c'est presque du plat dirait-on et l'on entre dans la partie boisée du parcours où l'on côtoie les marcheurs. Soudain j'entends l'un d'eux dire à son épouse "t'as vu, Marie Rose, lui il monte à vélo" ; ça me fait sourire car mon épouse a le même prénom ; quelle coïncidence ! Et dire que Marie Rose, la mienne, ne sait même pas que je suis là en ce moment; et heureusement car à coup sûr j'entendrais "ton cœur" "ton dos". La route à moins de 10% devient reposante, c'est super. J'y arriverai, je le sens. Et puis c'est l'intersection avec la route des Avants. Là le pourcentage redevient très élevé, mais déjà plus de 1000 m de dénivelée sont franchis. L'air est frais, c'est bon d'être là, tout près du sommet. Après quelques pédalées, j'y suis et je pose mon vélo contre la petite pancarte indiquant Col de Jaman 1512 m. C'est écrit en tous petits caractères et je trouve cela injuste une minute, mais qu'importe il est là devant moi, sous mes pieds. Puis un autre et réconfortant sentiment s'installe, celui d'avoir gagné, sans éclat, mais c'est doux et réconfortant une telle victoire. Et un autre sentiment m'anime encore : la curiosité. Ainsi je ne peux me rendre à Paris sans voir la Tour Eiffel, de même il m'était à présent inconcevable de franchir ce col à vélo, sans me rendre au sommet (à pieds) de la Dent de Jaman (1875 m). Il me restait donc 363 m. de rochers à escalader, ce que je fis sans tarder. C'est un autre exercice où je n'excelle guère. Durant cette autre randonnée j'aperçus le train à crémaillère menant les touristes aux Rochers de Naye et qui eut pu me déposer vers 1750 m. Je rassure ceux qui sont montés avec moi en parcourant ces lignes, je n'avais évidemment aucun regret. A mon avis peu de cyclos ont dû gravir ces pentes, à vous d'y aller à présent; ce col a été un moment le mien, je souhaite qu'un jour il soit le vôtre. A.SCHMITT Membre individuel - BELFORT |