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Obscurs propos d'un cyclotouriste éclairé

Revue N° 16 Pages 24 - 25 et 26

Je suis un pauvre... "Soyez plus précis. Un pauvre quoi ?" Parce qu'en France, on n'est jamais un pauvre tout court, mais un pauvre quelque chose : pauvre mec, pauvre taré, pauvre de la paroisse, pauvre de moi, que sais-je encore ? La liste des pauvres est si riche. Pourtant je suis un pauvre tout court, ce qui n'exclut pas le cumul de temps à autre, si vous voyez ce que je veux dire !...Je sais, c'est mon problème et le vélo n'a rien à voir là-dedans, dites-vous. D'accord, aussi mon intention était de vous parler d'autre chose, pour changer, mais puisque vous ne pouvez vous empêcher de ramener tout à çà, on en parlera. Vous 1'aurez voulu.

Donc, sachez que j'ai découvert le cyclotourisme à l'époque où le monde civilisé commençait à sombrer dans l'ivresse du moteur, de la vitesse et du moindre effort. Pourquoi pédaler ? clamaient les affiches à la gloire du Vélosolex. Beaucoup ont craqué, les autres ont affronté la longue traversée du désert, 20 ans pendant lesquels une poignée d'irréductibles est restée debout dans l'ouragan qui emportait les lâches et les paresseux. Il fallait presque se justifier, comme d'un penchant honteux, et on n'était pas tendre avec nous, pauvres cloches incapables d'entrer dans le tourbillon de la fête. "Eh! paumé, tu peux pas te payer un Solex !" La pub, au moins, avait fait mouche. Et toute la compagnie de s'esclaffer, tant c'était bien envoyé.

Les temps ont bien changé. Victime de ses excès la bagnole a vu son prestige se ratatiner, et les foules, qui ont toujours raison, ont enfin redécouvert l'effort musculaire ; le pauvre cyclo de jadis a fait un bond prodigieux dans l'échelle des valeurs, et s'il monte un col il imagine, dans l'auto qui le dépasse, des réflexions d'un type désormais empreint de généreuse compassion : "Vous avez vu la tronche du mec ? Plus tout jeune ; il tire une langue pas possible; sûr qu'il en ch... un max ; faut l'encourager. Vas-y Poupou, y sont pas loin !" On n'en sortira donc jamais ?

Je la regrette quand même cette époque lointaine où l'on nous raillait, faute d'être assez courageux pour nous imiter ; l'hôtel et le restaurant étaient bannis de nos randonnées de pauvres, mais il suffisait alors de frapper à une porte, rarement à deux, pour être admis à la grange ou accueilli à la maison ; le paysan, le montagnard surtout, ne bougeait guère, et la compagnie inattendue qui lui arrivait était pour lui une joie; pour le cyclo c'était l'assurance d'une veillée sympathique et d'échanges profitables, plus séduisants que la longue solitude du bivouac. Heureux temps de la chaleur humaine avant qu'elle ne périsse étouffée par cette pieuvre aux bras tentaculaires qu'on nomme le progrès. Que sont nos Alpes devenues? Les granges, les chalets ont renié leur passé pour une promotion flatteuse au rang de résidences secondaires, à moins qu'ils ne s'écroulent en ruines touchantes et pittoresques; les alpages à l'abandon n'entendent plus le carillon des clarines; et à la tombée du jour le cyclo nostalgique ne trouve plus à qui s'adresser : personne sur la place du village, la "fruitière" ne fonctionne plus, et devant les maisons, les bancs sont vides car c'est l'heure de la grand'messe quotidienne, celle de la télé ; par les fenêtres, si les aboiements furieux du chien ne vous en interdisent pas l'approche, on voit scintiller les étranges lucarnes racoleuses. C'est pas le moment, et puis, vos échanges culturels, vous pouvez vous les mettre... Vous voyez, nous aussi on a la télé, et des bagnoles, et le téléphone, alors faut plus nous prendre pour des ploucs !

Qu'on me pardonne, j'exagère, c'est sûr, mais j'ai tant de peine à voir la montagne perdre peu à peu tout ce qui était son charme et son originalité; au moins j'aurai pu la connaître dans sa splendeur intacte.

Pauvre cyclo, il te reste pour abriter ton sommeil précaire les habituelles solutions d'infortune, du chalet branlant et crevé à l"'albergo della luna ". Dure école où l'on apprend à ne compter que sur soi, où l'on s'endurcit corps et âme. "Du pipeau, tout ça ; ne me faites pas croire que vous ne craquez pas de temps en temps pour un bon lit d'hôtel" Evidemment, faute de mieux, un peu comme on faisait autrefois dans les montagnes, au dire de mon grand-père, pour déterminer le meilleur tracé d'un nouveau chemin : on suivait un âne en le tenant par la queue et là où il passait, on pouvait lui faire confiance, là passerait la route ; mais quand le dernier des ânes eut disparu, il a bien fallu prendre un ingénieur.

Ainsi disparaissent, par voie de conséquence, les fontaines de nos villages devenues inutiles. Mais on n'est pas des sauvages. Remplissons le bassin de terre, mettons-y quelques fleurs pour apaiser les bonnes consciences des écolos pleurnichards. Vous ne trouvez pas ça joli, une tombe bien fleurie ? Si, mais je la préférais vivante, la fontaine, elle par qui le village était né et avait traversé les siècles ; elle méritait bien de vivre et de chanter jusqu'au bout des temps. Mais les hommes sont ingrats, et les fontaines qu'on a enterrées ne ressuscitent jamais.

Bon, on fera comme pour les ânes, on tâchera de s'adapter, mais c'est le symbole que je regrette, bien plus que la chose elle-même. Ce qui me console c'est qu'il n'en est pas de même partout : en Suisse, en Autriche, les fontaines coulent à flots et le pain au compte-gouttes, si l'on peut dire ; et c'est long pour trois cyclos hexagonaux, un week-end sans pain. Mais restons calme et buvons frais. Sur nos demis de bière fraîche et dorée perle une rosée délicate - "Garçon, peut-on acheter du pain ?" "Naturlich" ! Le serveur s'en va, reparaît bientôt, digne et solennel, l'air de porter le St Sacrement en chair et en os ; sur son plateau garni d'un linge immaculé repose une unique tranche de pain, superfine, savamment découpée au laser. C'est trop de bonté.

Mais notre élan unanime de reconnaissance est brisé net : la chose figure dûment sur la petite note. Vous vous croyez plus malin en allant vous attabler au restaurant ? Erreur ! Il vous faudra à tout coup sortir le grand jeu, vous rouler par terre et faire pipi dedans (non, c'est le contraire) en hurlant des blasphèmes chaque fois que vous. aurez englouti par inadvertance une nouvelle tranche de pain. Qu'on s'étonne après ça d'être mal vu à l'étranger. Le besoin de se faire remarquer est, il est vrai, une constante de notre comportement ; nos lointains ancêtres s'étaient fait bêtement repérer par les zouaves du capitole, mais la leçon n'a même pas été retenue et notre travers ancestral poursuit sa brillante carrIère.

Moins on en fait, plus on le fait voir. Dans notre grande famille cyclo, par exemple, vous avez à un bout les grands voyageurs de l'aventure pour qui le globe est toujours trop petit, un peu clochards distingués, un peu clowns, un peu cow-boys, mais sympa et fraternels ; à l'autre bout les pelotons multicolores des gros mollets surexcités, d'autant plus pressés qu'ils ne vont nulle part ; la ligne bleue des Vosges, sans intérêt ; seule compte la ligne de chaîne du précédent ; une seule pensée en tête, rentrer à l'heure pile, pas trop tard à cause de l'apéro, pas trop tôt pour ne pas mettre le couvert.

Ça vous dépasse en trombe, sans un regard mais non sans un coup d'œil furtif en biais, après coup, histoire de s'assurer que ces fainéants de cyclos n'ont pas le culot de coller au train, car on sait bien qu'ils ne prennent jamais leur part de relais, pour la bonne raison qu'ils sont bien trop poussifs pour ça. N'empêche qu'un jour, dans les Alpes piemontaises... Un peloton nerveux nous double dans une turbulence de cyclone en nous balançant au passage quelques "forza" protecteurs et disparaît au loin. Bientôt la pente se cabre : 12 % de taux actuariel brut, mais en données corrigées des variations saisonnières, plus la T.V.A. à 18,34%, vous voyez ce que ça donne.

Le fringant peloton finit par réapparaître, passablement effiloché; la lanterne rouge semble reculer en vacillant sur ses bases; on lui glisserait bien un petit "forza" furtif dans la trompe d'Eustache, mais il va se fâcher, c'est sûr...

On saute l'avant-dernier, l'antépénultième, en investissant tout ce qui nous reste de forces dans un rictus pas trop crispé pour leur faire voir qu'on en a encore sous la pédale. Ce qui est certain, c'est qu'on jouit comme trois poux de bois. Devant, les leaders s'acharnent à piocher puis capitulent : tout à gauche, bonhomme compris "pas étonnant, dit l'un, t'as vu ces moulinettes ?" C'est vrai, j'avais oublié, ces pédaliers d'anémiques sont introuvables en Italie, pays tout plat, si vous ne le saviez pas. D'ailleurs, qui oserait s'en équiper ? La tête des copains en découvrant votre 50x40x30 ! On perd des amis pour moins que ça, là-bas.

En France, au moins, on trouve tout le matériel qu'on veut, seulement je peux sans risque promettre un triporteur de compétition au premier qui me prouvera par-devant huissier avoir acheté un cône de pédale ou un galet de dérailleur ; il parait que c'est incompatible avec une saine conception du commerce moderne qui exige la consommation forcenée et bientôt obligatoire de tout ce qui se fabrique, et que les fossiles et mon espèce qui refusent de comprendre et de s'adapter connaîtront le destin des dinosaures.

Eternel refrain des chantres du progrès : défense de rêver, suivre le mouvement, prendre le train en marche. A ce propos, vous savez sans doute que la S.N.C.F. s'est décidée à entrer dans le branle-bas général mais elle a confondu dans la précipitation marche avant et marche arrière. De tous temps on partait et on arrivait avec son vélo, par n'importe quel train de jour ou de nuit . 50 km de selle après 500 de banquette, c'était pas tuant. A présent c'est l'ère T.G. V.; votre bécane n'est plus une compagne mais un vulgaire colis qui arrive quand elle peut ; si elle n'est pas au rendez-vous, soyez compréhensif, prenez une chambre dans un bon hôtel et patientez-y dans tout le confort désirable et le temps qu'il faudra . "Oui, mais on vous offre la gratuité, qu'est-ce que vous en faites ?". "A vrais dire, pas grand chose, tant qu'elle se limite à des liaisons ridicules dans des horaires inutilisables". "Pas la peine de discuter. Vous autres cyclistes, tout vous est dû. On raIe pour la moindre égratignure, on fait un scandale pour un vélo perdu . Si tout le monde était comme vous ! On se tue à vous répéter que chez Hissène Céhef tout est possible ; vous faites exprès d'exiger des choses simples. C'est pas possible !

Et pourtant les idées les plus simples sont souvent à l'origine d'inventions géniales ! A maintes reprises au cours de mes randonnées solitaires, il m'a été donné l'occasion de le vérifier, l'avantage du vélo sur les autres sports étant précisément de favoriser la méditation. Vous n'avez sans doute pas oublié cette théorie sur l'allègement maximum que j'ai traitée dans un précédent bulletin avec mon brio habituel, je ne vous le fais pas dire. Ma dernière trouvaille ne m'en veuillez pas, ne concerne pas le vélo, mais les économies d'énergie, et le principe est désarmant de simplicité: il suffit de fermer portes et fenêtres avant la tombée de la nuit, de façon à emprisonner la clarté régnant dans les pièces et à empêcher l'obscurité d'y entrer, d'où suppression totale de l'éclairage électrique . Il me reste juste un point de détail à régler : la détermination de l'instant exact de la manœuvre. Je procède par tâtonnements successifs qui jusqu'ici, n'ont pas fait jaillir la lumière: trop tôt, c'est le jour qu'on empêche d'entrer; trop tard, le noir est déjà dans la place. J'accepte toute suggestion susceptible de faire avancer le schmilblick, contre cession d'une partie de mes droits d'auteur à venir.

Pourquoi je vous raconte tout ça ? Où en étais-je ? Au chemin de fer, je crois. Alors pas étonnant que je déraille et que je m'égare du nord. Revenons vite à nos moutons, je veux dire aux cyclotouristes. Je n'y peux rien, ce n'est pas moi l'inventeur de l'expression. Aucun rapport, de plus, entre ces timides quadrupèdes laineux et les bipèdes de choc, purs et durs, dont j'ai rêvé l'autre nuit. Ecoutez ça. Honnête cyclo moyen, appareil photo en bandoulière, carnet de route, cartes annotées, paquetage et socquettes réglementaires ; je me sens tout à coup visité par la grâce et décide de me remettre en question (c'est très à la mode).

Ce qu'il me faut, c'est un loisir viril et musclé. Pourquoi pas les Furax?

.Première sortie, pour voir. Cadence de métronome, silence dans les rangs. L'extase. Mais les vieux démons ont la vie dure et j'en oublie la retenue qui sied à ma condition de novice.

"Chef, je peux m'arrêter pour faire...?"

"Non, tu sauras que chez les Furax tout le monde fait ensemble, quand le chef a envie de faire."

Ricanements étouffés dans les rangs, discipline oblige. Dix minutes passent, je n'y tiens plus, au diable la hiérarchie. " Chef, laissez-moi au moins finir... "

Gloussements à l'entour.

"Si t'en est là, mon gars, c'est même plus la peine de t'arrêter."

"Mais mon chef, laissez-moi au moins finir de parler. J'avais seulement envie de faire une photo."

Stupéfaction dans les rangs. Courroux du chef :

"Eh ! les mecs, vous avez entendu ça ? Va visiter le Louvre si ça te chante, mais je te préviens, tu recolleras tout seul. Vous parlez d'une recrue ! On n'en fera jamais un vrai cyclo."

Eclat de rire général, tout respect oublié. Vexé, mais trempé comme l'acier le plus par cette énergique initiation, je dépouillais, sitôt rentré, mon vélo, de toute cette quincaillerie pesante et inutile de cyclo petit-bourgeois : l'infamant triple-plateau, la roue libre démesurée, les garde-boue, les porte-bagages, même l'appareil photo reposent maintenant sur un rayon obscur, touchants souvenirs de mes débuts, un peu comme on conserve avec émotion les nounours de son enfance. J'ai maintenant conscience d'appartenir à l'élite et chevauche un vélo tout nu, (pas de quoi rire) 72,33 tours-minute, chrono en main. Quand mon rêve a prit fin, j'allais passer chef, jubilant déjà à la pensée d'initier de jeunes ignorants aux joies ineffables du cyclotourisme engagé. Il était temps !

C'est vrai, c'est ça qui est chouette chez nous, chacun pédale à son goût en se proclamant dépositaire de la seule conception possible du vrai cyclotourisme. Un esturgeon n'y reconnaîtrait pas ses petits, mais c'est ce qui fait la richesse d'un mouvement. Prenez le cyclotourisme assisté ; qu'est-ce que vous dites de ça ? Rien au hasard, ni sur le vélo, tout dans le minibus : des roues, des chaînes, et des pignons; des gants, des tricots, et des ponchos ; des réchauds, des gamelles, et des bidons ; des duvets, des matelas, et des nanas. Et si par malheur le fond de l'air fraîchit, si le vent fait mine de vous contrarier, si la pente devient déraisonnable, si le soleil exagère, si on a une barre au front ou un creux à l'estomac, autant de cas de force majeure suffisants pour aller se faire dorloter dans l'ambulance en attendant le retour de conditions moins inhumaines.

"Mais au fait, vous aviez dit : Aventure ?"

"Ne plaisantez pas, même que le journal du coin en a parlé:

Nos valeureux cyclos de Choisy-la-Biture
Au mépris de leurs jours ont traqué l'aventure,
Bravé l'effroi, franchi les Alpes et le Rhin
Et leur âme chantait dans la pompe d'airain.

Pardon, qu'est-ce que je viens de dire ? Le souffle d'une pareille épopée me fait délirer. Je reprends mes esprits, subitement conscient et confus de mon intolérable intolérance.

J'ai dépassé un peu les bornes, mais de la part d'un cyclo, c'est un peu excusable, puisque, plus on en dépasse, mieux on est vu, à tel point qu'à la fin de chaque année tous les clubs récompensent celui qui en a dépassé le plus, le compteur kilométrique plombé faisant foi ; autrement ça serait trop facile. Aux Cent Cols, on fait confiance à l'individu. C'est normal, il n'y a pas un panneau à chaque col pour s'y faire tirer le portrait en posture de Tartarin, ni forcément un bistrot disposant d'un timbre humide à vous appliquer sur la calvitie, mais le hasard est généreux puisqu'il a concentré les cols dans les régions montagneuses, nous évitant ainsi de trop nous disperser.

Il est même des cas où le hasard est vraiment fort. Prenez une carte de France ou un globe terrestre et remarquez la précision avec laquelle les départements ou les nations s'imbriquent les uns dans les autres. Pas le moindre vide ni le moindre chevauchement. Mais le comble de la perfection est atteint avec l'assemblage des cantons suisses : un chef d'œuvre insurpassable ; nous n'y voyons plus qu'un banal état de fait, habitués que nous sommes depuis l'école primaire, mais prenez un reptile du secondaire, montrez-lui une carte de Suisse et sa tête éclate.

Oh ! Je sens que la mienne n'en est pas loin non plus. Quelle migraine ! Il vaut mieux que j'arrête. Je ne réponds plus de la clarté de mes propos et comme j'ai horreur de dire des bêtises... Mais je vous avais avertis honnêtement. C'était dans le titre.

Michel PERRODIN

de TALANT
Chambéry le 13 décembre 87


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