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CHE GIRO

Revue N° 18 Page 05

Il m'en faut du temps et des efforts pour m'éloigner de Cortina d'Ampezzo. La lente escalade des lacets du Tre Corci ne me procure qu'une sensation de rétrécissement des dimensions de la petite cité où j'ai passé la nuit. Le sommet une fois atteint, la descente brutale me propulse comme pour mieux passer le Sant'Angélo. Je découvre le site admirable du lac de Misurina. Les crêtes du Grand Cadini se reflétant dans les eaux calmes incitent plus au farniente qu'à l'effort solitaire.

Du Sant'Angélo au refuge Auronzo, le programme de l'ami Georges ne prévoit que 564 mètres d'escalade ; mais la strada privata, même si elle est gratuite pour les cyclos, fait chèrement payer ses emprunteurs.

30 x 26... je peine malgré les 880 kilomètres d'entraînement accumulés depuis Thonon. Ca passe si juste que j'envisage le plus sérieusement du monde l'achat dès que possible d'une couronne de 28 dents.

Un peloton, style " sortie du dimanche à fond la caisse ", me passe allègrement. Un bon point, il m'encourage tous au fur et à mesure qu'ils arrivent à ma hauteur.

J'ai bien envie de poser le pied à terre, mais je n'ose pas... l'honneur de la France est en jeu !

La montée continue, ponctuée par l'arrivée dans ma roue d'attardés qui m'accompagnent plus ou moins longtemps suivant leur condition physique.

Un " Officiel ", debout dans une voiture découverte fait des commentaires désobligeants à l'encontre d'un brave garçon qui ne me largue pas assez vite, le pauvre en a bien plus marre que moi et ne souhaite pas du tout se crever inutilement. Il essaie quand même, et, par pure bonté d'âme, je lui concède deux petits mètres.

Est-ce la forme qui refait surface / Est-ce la pente qui se modère ? J'ai l'impression d'enrouler plus facilement et cela se confirme quand je reviens sur des gens qui tirent bien plus grand que moi.

Le braillard sur son char n'apprécie pas du tout. Les invectives pleuvent sur les garçons qui ont l'air de s'en moquer comme de leurs premières chemises. Je trouve la situation plaisante et d'un coup de rein teigneux je me faufile en tête pour m'apercevoir que nous sommes au sommet. Au désespoir du gros homme, dont j'ai involontairement ruiné la mise en scène, un cameraman filme l'arrivée. Comment va-t-il expliquer mon irruption dans le champ ?
Je le laisse résoudre son problème et avec une foule compacte je pénètre dans le refuge Auronzo. Tout y est démesuré : ... Immenses salles... couloirs interminables... zone d'attente des self-services de la dimension d'un terrain de foot...

Je cherche le tampon rituel.
Je trouve facilement l'objet convoité. Il y en a même plusieurs, attachés par des ficelles ils ne risquent pas d'être dérobés.

La feuille de route, bien à plat, je m'apprête au sacrifice... d'un geste étudié je place le tampon à la bonne hauteur. Il est dans l'axe quant j'amorce le piqué...

Une main longue et fine s'empare du précieux témoin qui officialise mon passage dans déjà huit contrôles. Stupéfait, je me tourne et je découvre ce qu'il est convenu d'appeler une " belle femme ".

La charmante apparition lit à haute voix les lieux où je suis passé et me rend enfin la feuille de papier. Elle pose sa main sur mon bras nu et d'une voix chaude, légèrement voilée, elle me dit... " Che Giro "...

Je reste muet, n'entendant plus que l'écho de ces deux mots résonner dans ma tête

Lorsque je trouve enfin quelque chose à dire, je suis à nouveau seul dans la foule indifférente.

Dans la longue descente vers Dobbiaco, je crois encore sentir la chaude pression de la douce main sur mon bras nu et il me semble entendre toujours, clair et net :... " Che Giro ".

Depuis ce jour, il m'arrive bien des fois, et même de plus en plus souvent, de peiner dans l'escalade d'un col. A chaque fois une voix chaude et légèrement voilée m'encourage... " Che Giro ".

René Codani


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