S'il est une montagne qui exerce une fascination quasi magique sur beaucoup de cyclotouristes, c'est bien le Mont Ventoux. Jamais autre sommet n'a été autant chanté, loué, vénéré, idolâtré, défié. Je n'échappe pas à cet ensorcellement et voue un culte presque païen à ce géant. C'est une montagne mystique qui diffère de toutes les autres. Son caractère monolithique dans un environnement de moyenne altitude lui confère cette majesté dominante et unique que l'on ne retrouve pas souvent. C'est la pyramide, le temple maya à la puissance 100. Alors, nous, fourmis cyclotouristes sur nos petits vélos, nous nous sentons si infimes, si écrasés par Sa présence, que nous le vénérons à notre manière. Nous lui faisons offrande de notre sueur, de notre souffrance, de nos larmes et parfois même de notre vie. Ne sommes-nous pas là devant un rituel païen ? Pour ma part, le rite a lieu quasiment chaque année où je viens me prosterner au pied de sa Grandeur en lui demandant de lui rendre hommage en l'escaladant. Et chaque année, le miracle s'accomplit : j'arrive au sommet. Oh certes çà n'est jamais facile et si j'ai connu la fatigue, la pluie, le brouillard, le vent, il m'a toujours été permis d'arriver au sommet et d'y trouver ce bonheur inégalable des ascensions difficiles réussies. Ce pèlerinage annuel me convenait, mais l'aspect presque routinier laissait en moi le sentiment de la chose inachevée, une sorte de manque. Il en fallait plus pour honorer le Grand Maître à sa juste valeur. Et puis, un beau jour, la lumière jaillit sous forme d'un entrefilet, quelques lignes pas plus, dans une revue spécialisée. Un autre admirateur de la " montagne sacrée " annonçait la création d'une secte dite des " Cinglés du Ventoux ". Pour y entrer, il suffisait (doux euphémisme) de gravir dans la même journée la colline inspirée par ses trois versants. Rien que ça ! Si les gaulois (autres païens s'il en fût) juraient par Toutatis, par Thor ou par Odin, nous jurerions désormais par Bedoin, par Malaucène ou par Sault, modestes villages élevés au rang de terribles divinités. Comment ne pas adhérer totalement à ce projet un peu fou ? Le meilleur moyen de faire fi de la tentation étant d'y succomber, je tentais donc l'aventure. C'est pour cela que ce 19 juin, je partis joyeusement dans l'air frais du petit matin de Vaison la Romaine en direction de Malaucène, histoire de m'échauffer un peu avant d'attaquer les choses sérieuses. La première montée se fit tranquillement, car il fallait en garder sous la pédale et le premier passage au sommet (1915 m) dans la clarté du matin fut un enchantement. |
Descente sur Bedoin (p.. que ça va vite) collation légère et c'est reparti. Au fur et à mesure que je grimpais, j'en eu la confirmation : c'est bien le côté le plus dur ! Curieusement, les six derniers kilomètres, à partir du Chalet Reynard me parurent plus " reposants " ! Il faut dire qu'il ne faisait pas très chaud et que la traversée du désert de caillasse n'en fût que facilité. Deuxième passage au sommet, le temps clair du matin avait laissé place à de menaçants nuages qui s'accumulaient ça et là. Phénomène peu rare, le Ventoux attirant tout ce qui peut passer comme perturbation à 100 km à la ronde. Descente sur Sault et arrêt dans la forêt, histoire d'ingérer un repas un peu plus consistant. C'set là que les premières gouttes commencèrent à tomber. Après avoir enfilé le goretex, Je m'empressais de gagner Sault au plus vite. Dés que j'eus posé le pied dans cette charmante bourgade, une averse terrible se déclencha. J'eus le loisir de la voir tomber pendant plus d'une heure depuis le bar où je m'étais réfugié. Le moral tomba bien bas. Ma tentative allait-elle être noyée dans ce déluge ? Au bout d'un certain temps, l'Autre, là-haut voulut bien fermer les vannes, et c'est sous un ciel lourd et menaçant que je repartis pour mon troisième assaut. La pression et l'influx nerveux qui étaient quelque peu tombés lors de cet arrêt forcé, remontaient tout doucement sur cette route beaucoup moins pentue que les deux autres versants et je retrouvais petit à petit un coup de pédale un peu plus allègre. Cependant, derrière moi un méchant brouillard montant de la vallée semblait vouloir me rattraper. J'avais déjà parcouru une dizaine de kilomètres lorsqu'il y parvint. Il était suivi de près par son comparse, l'orage, qui, par quelques gouttes annonciatrices, m'obligea à enfiler à nouveau le goretex. Dés cette opération terminée, l'Autre ouvrit à nouveau à fond les vannes des cieux. Dans ce mélange de brouillard et de pluie violente, c'est à peine si j'aperçus au passage le Chalet Raynard. Cependant, le changement de pente me confirma s'il le fallait que j'avais bien attaqué les six derniers kilomètres L'avantage avec ces trombes d'eau (outre de ne pas être gêné par les mouches) résidait dans le fait que je ne voyais pas ma misère et que la flèche élancée de la station radio ne pouvais pas me narguer de loin. Je l'aurais par surprise. J'eus une pensée émue pour le gaulois en passant devant près de sa stèle que je devinais plus que ne la vis. Une violente rafale de vent au col bien nommé des Tempêtes m'en donna pour mon compte et c'est transi et détrempé que j'atteignais enfin la plate-forme sommitale, épuisé mais le cœur si gros de bonheur que je ne pus retenir mes larmes. C'est pas un rite païen ça ? Robert Jonac Cinglé n°20 |