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SOMMES-NOUS DES INUTILES ?

Revue N° 18 Page 08

Perle rare au sein des cimes enneigées, assis dans les alpages, notre bon vieux cyclo sert-il encore ? Dans les temps modernes qui sont les nôtres, a-t-il encore un sens, un but, une voie tracée pour lui ? A quoi peut bien servir un pédaleur de charme qui fait tourner ses jambes sans même produire d'électricité ? Comment lui admettre une raison d'être, lui qui ne produit rien, sinon du bon temps pour lui-même ?

Rappelez-vous ce soir d'un banal jour de métro-boulot-dodo où vous êtes rentré fatigué. A peine rentré, à peine sorti. Vous voici dehors alors que le soir tombe. Votre femme ? A peine croisée ! Vos enfants ? Juste embrassés ! Votre pelouse, votre maison ? Pas le temps, il fallait s'entraîner ! Cycle programmé pour cyclo proclamé ! Quand le voisin vous a demandé de l'aide, vous étiez sortis. Nous aussi ! Quand votre frère a voulu placer ses enfants chez vous, Vous étiez parti rouler. Pour nous rencontrer !

Un après-midi de vacances, un père cyclo s'est évadé tout seul dans son imaginaire à deux mille mètres d'altitude, là où aucun bébé ne pleure, où aucun patron ne crie, aucune sonnerie ne stresse.

En bas, sur la plage bondée, ses enfants le réclament patiemment. C'est vrai qu'ils ont l'habitude. Mais papa ne viendra pas. Il rentrera trop tard pour jouer. Il avait autre chose à faire : gagner un nouveau sommet... et perdre une tranche de vie : affronter la nature plutôt que les siens ; retrouver son calme et perdre celui des autres.

Il était arrivé là-haut, parfois touriste, parfois sportif, peu importe. Il avait joué avec lui-même, joui de son ego dompteur, triomphé de la nature pour mieux pouvoir l'embrasser, elle qui n'a jamais eu l'occasion de lui donner son avis. Il était mort de fatigue, ivre de pentes aux forts pourcentages, saoulé de sueurs salées avalées au fils des bornes comptabilisées. Mais il était assez content, sans trop savoir pourquoi. Plus mécontent aussi, d'être si seul si haut. Alors qu'en bas, les siens... Eternel dilemme !

Une petite fille aux cheveux cendrés s'approcha de ce pantin cycliste, penaudement assis sur l'herbe, le dos courbé sur la montagne, le vélo posé sur la pancarte de ses anciens désirs, les yeux fixés sur l'en-bas où une autre petite fille l'attendait.
- Dis, monsieur, pourquoi tu fais du vélo, toi ?
Il se retourna vers elle, interloqué, incrédule. Pourquoi ? Se l'était-il jamais demandé ? Il ne put que lui sourire et se détourner tant les grands yeux illuminés de la fillette l'avaient démis. Elle jugea le sourire suffisant et s'assit à ses côtés. Ils restèrent ainsi une bonne minute sans rien dire, comme prostrés.

- " Moi, je suis monté avec mon papa en voiture. Il se promène avec maman là-bas. Ils sont où tes enfants ? "
- " Là " , put-il à peine énoncer en désignant d'un simple geste de la tête la vaste mer intérieure où des familles entières s'ébattaient, faisaient de la voile ou du pédalo, se laissaient bronzer les uns à côté des autres. " Là, en bas ! "
- " Pourquoi t'es pas monté avec eux ? "

Elle commençait à l'agacer avec ses questions à la noix, avec ses pourquoi mesquins, ses principes ancestraux du jeu de la poupée. Tiens, si c'eût été un adulte, il lui aurait dit d'aller se promener mais le regard de la fillette était si clair, si intriguant qu'il ne put que lui sourire à nouveau.
Il devina qu'elle n'avait pas besoin de logique scientifique ni de raisonnement politique pour comprendre et il ne se mit à parler. Doucement d'abord, puis plus voluptueusement ensuite.
- " Tu vois, les papas sont ainsi. Ils voudraient être ici et puis aussi ailleurs. Parce qu'ailleurs, c'est meilleur. Et le vélo, ça permet d'aller d'ici à ailleurs, puis d'ailleurs à ici. Ils adorent leurs enfants mais ils ne savent pas bien leur dire. Ils sont un peu trop stressés, obligés de les gronder, de leur dire " tu ne peux pas " au lieu de leur dire " je t'aime ". Puis la maman, les amis ; les voisins ne pensent pas toujours comme papa. La Mamy et le Pépé disent aussi ce qu'ils pensent au moment où le papa part au boulot où le patron lui dit " tu dois " et le soir, quand il ouvre le courrier, il lit des lettres où on lui dit " tu payes ". Alors, il prend son vélo et il s'évade. Il s'envole, se noye dans la nature et il oublie tout. Quand il rentre après, il aime mieux maman, il voudrait jouer avec ses enfants mais eux, ils dorment déjà et demain matin, il devra les faire se dépêcher pour aller à l'école.

C'est parfois pour ça que les papas font du vélo ".
- " Mon papa à moi, il ne fait pas de vélo, mais il n'est jamais là quand même ".
- " Oui, mais tu vois, en vacances, il t'emmène en voiture avec lui ".
- " J'aime bien, mais parfois c'est long, alors je m'endors ".
- " T'es mignonne, toi...

Dis, il a beaucoup de sous ton papa avec une voiture comme ça. C'est pour gagner ces sous-là qu'il n'est pas souvent avec toi !...
Tu sais les sous où le vélo, c'est du pareil au même. Pourtant à ceux qui délaissent leur famille pour gagner des sous, on leur dit que c'est bien, qu'ils triment comme des fous pour choyer leur famille, les dorloter et qu'ils aient bonne apparence, même s'ils se font plein d'ennemis. Mais aux papas-vélos qui suent des heures durant et qui se font plein d'amis partout, on leur dit qu'ils feraient mieux de s'occuper de choses sérieuses. Tu ne trouves pas quand on y pense que c'est pareil ? Jouer avec des pièces et des billets où rouler sur un vélo, c'est toujours un jeu humain. Ca a été inventé par l'homme et c'est devenu un jeu. Mais les sous donnent le pouvoir et l'avoir. Le vélo ne donne que le bien-être et l'être ".

- " Je ne comprends plus rien du tout, moi ! "
- " C'est vrai. Je suis reparti dans mes vieux discours que personne ne comprend jamais, ou que tous font semblant de ne pas comprendre, sauf ceux qui font la même chose que moi ".
- " Sois pas triste, papa-vélo, j'aimerais quand même bien un papa comme toi. Avec le mien, je reçois toujours tout mais il ne m'explique jamais rien. Toi, tu parles chinois mais tu me parles... comme si j'étais grande ".
- " Mais tu es grande. Avec un bel esprit d'enfant. Comme les poètes, les artistes, les saltimbanques et les cyclos. Ils ont un corps d'adulte, un cerveau à peu près mûr mais ils ont des rêves d'enfants. Ils ne sont pas comme les grands que tu connais. Entre eux et nous, c'est un mur d'incompréhension. On est comme toi, on ouvre grand nos yeux pour un ciel bleu, une vieille pierre ou une route en lacets. On sue pour rien, on ne gagne que ce qu'on se dit gagner et on ne vit pas sur la même planète que les autres ".

La petite fille fit un bisou sonore sur les joues de notre cyclo perdu dans ses pensées en disant " Eh bien, moi, je suis sur la même planète que toi parce que toi et ton vélo vous êtes sympas. Eh, remue-toi, papa-vélo, tu vas avoir froid. Faut que t'ailles revoir les tiens là-bas, en bas ".

Quand il se retourna, la fillette avait disparu. La brume commençait à recouvrir le sommet. La plaine disparaissait peu à peu la vue des braves du haut. Il était temps pour eux de retourner affronter la dure réalité de la vie afin de redevenir... utiles.

Daniel Gobert


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