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POUCE ! J'Y JOUE PLUS !

Revue N° 18 Page 20

Je me souviens, dans mon innocence de petit enfant, menottes par en dessous le guidon, gambettes chétives, la droite par en dessous la barre du cadre avec chaussette baissée tombant en accordéon sur la cheville, tel le funambule sur son fil, avoir osé tenter en totale autonomie mes premiers tours de roues à allure libre sur bicyclette type fédérale, un peu à la manière d'Icare sur son cerf-volant. Faut dire qu'Edmond le berger, un voisin au visage hilare et complice à souhait me facilitait bougrement la tâche en laissant traîner volontiers son " Elvish " à portée de ma main, en rigolant sans en avoir l'air à chacun de mes ébats et en m'encourageant à chacun de mes échecs.

Moi, le mollet encore bien tendre, vite noirci par le cambouis faute de ne pouvoir m'empêcher de le frotter à une chaîne copieusement graissée comme à dessein et rapidement découragé, par les incessants zig-zag que je ne pouvais redresser, les rugueux atterrissages que je n'arrivais pas à maîtriser, j'arrêtais là, tout net mes multiples tentatives.

Souvent surpris par l'apparition soudaine de ma tante qui m'élevait avec amour et garante de ma bonne éducation, je le cherchais du regard et avant que je ne reçoive mon compte de claques, entre deux sanglots, chaque fois, je lui glissais du coin des lèvres ; " Pouce ! j'y joue plus ! ".

J'ai grandi, poussé par la pendule qui règle notre temps et est arrivée l'heure où l'on a obligation de s'instruire. Du lundi au mercredi, le vendredi et le samedi dans les périodes où je fréquentais l'école, j'ai commencé par apprendre l'heure et la durée des récréations, j'ai même tout de suite compris qu'en hiver on y pousserait les billes et qu'en été on y taperait dans le ballon ou on y frapperait dans la pelote.

Puis, sur le coup de mes onze ans, je suis devenu un grand, et j'ai eu droit à mon premier clou ; pour rentrer plus tôt après la classe avait prétexté mon père... (paix à son âme) en fait, j'héritais d'un vélo américain, reliquat d'un stock de guerre qui n'avait... pas du tout belle allure mais qui semblait robuste. Après de nombreux tests, (dont J. C. Loire devrait s'inspirer) le cours moyen déclara dans une belle unanimité que j'étais en possession de la bécane la plus solide de la classe. Aussi, les jeudis, avant que je ne commence à entasser les emplettes familiales sur son porte-bagages, elle servait de monture à tous les copains qui nous attendaient pour jouer au bas du " Haut Térrè ", une montée cyclomuletière raide et caillouteuse à souhait où tout le village venait déverser ses ordures en contrebas. Le jeu consistait à grimper le plus haut possible sur la butte sans mettre pied à terre. A ce jeu, je n'étais pas le champion, alors, tout écarlate et complètement époumoné, chaque jeudi, j'ai toujours été le premier à crier : " Pouce ! j'y joue plus ".

Emporté par l'élan d'une vie trop rapide, j'ai confondu loisir et compétition et dans la folle ivresse de mes dix-huit ans, j'ai eu à cœur le désir de la course. Fallut alors troquer mon américaine complètement tordue contre une rutilante gazelle dont l'absence de garde-boue et de porte-bagages était largement compensée par deux dérailleurs ; l'un à l'avant sur deux plateaux, l'autre à l'arrière sous une roue libre à quatre rangées de dents sans boyaux. Puis, le jour où je me suis ouvert de mes intentions à mes parents, j'ai créé un premier scandale. Un second, sera évité de justesse lorsque je suis rentré sain et sauf de ma première expédition après m'être signé leur autorisation sur la première licence.

Ainsi, j'ai donc pu passer les meilleurs moments de mes plus belles années aplati sur ma machine, le nez dans le guidon avec comme unique panorama les roues arrières de mes frères d'armes, n'oubliant jamais de leur montrer la mienne en juste retour. Mais le plus grave, chers confrères du Club des 100 Cols, et je m'en confesse auprès de vous, c'est que j'ai escaladé mon premier col lors d'une épreuve contre la montre ; le col d'Aubisque pour ne rien vous cacher. Me pardonnerez-vous, sans nul doute, lorsque vous aurez appris que ce jour-là, il n'y eu un temps ni beau ni bon ; un brouillard à couper au couteau et mes ralentissements ajoutés aux accélérations de la trotteuse en furent la cause. De toute façon, mon nom n'ayant jamais pu sortir du cadre de la page sept du quotidien régional et las de tourner en bourrique autour des agglomérations et des pâtés de maisons, à la compétition, je lui ai dit : " Pouce ! j'y joue plus ".
J'ai laissé passer beaucoup de saisons avant de découvrir des joies jusque-là ignorées par manque d'imagination. Sans me laisser abattre. J'ai enfin pu fortifier mes idées. Des horizons nouveaux se sont ouverts et les kilomètres n'ont plus eu la même longueur. Les cols sont devenus mon obsession et la montagne ma fascination. De monts en vallées, de vallées en plaines, je me suis laissé griser dans des rêves inventés chaque nuit, je ne suis, sans doute pas le seul dans ce cas, mais il n'est pas facile de les concrétiser. Pourtant, en redescendant du Menez Hom, je n'ai pu résister aux chants des sirènes qui s'ébattaient sur la plage de Pentrez. Sur la route des légendes, au plus profond de la forêt des Ardennes, tel un éclair, j'ai vu étinceler le fil de l'épée de Renaud dans un rayon de soleil. Par une nuit bleutée, entouré de crètes roses bonbon, au-dessus de l'Hospitalet, j'ai stoppé le ronronnement de la dynamo pour mieux percevoir les triolets du rossignol qui se mêlaient aux trilles du loriot. En route pour le Ventoux, sur le coup de midi, je me suis endormi dans une caverne non loin de St Cirq-Lapopie et, au couchant, j'ai fait trempette au détour d'un méandre du côté de Ste Enimie. Pas une fois, depuis le Mont-Saint-Aubert cher à l'ami Tignon jusqu'au Mont Saint-Clair en passant d'un seul coup d'aile par le Grand-Colombier et le Galibier, ni depuis l'alto Jaizkibel jusqu'au Rock Trevezel via Salettes et Bachassette, il ne m'est venu à l'esprit de dire " Pouce ! j'y joue plus ".

Enfin, est arrivée l'année folle où dès les premiers jours de pluviôse, certains esprits malins, dans un but lucratif non déclaré, vous transforment vite fait bien fait un citoyen en sans-culotte. Moi, sans noblesse et sans faire la révolution, mais seulement pour en fêter à ma manière son bicentenaire, j'ai adopté sur-le-champ, dés mars, un texte me donnant obligation de franchir mon, 200 ième col avant que n'arrive nivôse.

Bleu, blanc en route ! et me voilà parti à l'assaut des bastilles et autres places hautes. Hélas ! ... Mille fois hélas ! , voilà que la poutre maîtresse de ma charpente, sans crier gare, laisse apparaître une saillie entre un tenon et une mortaise et douleur s'en suit jusqu'à devenir insupportable. Les langues bien pendues, en profiteront même pour en rendre ma monture responsable, la qualifiant d'engin de torture. En tout cas, me voilà maintenant, le jour en train de randonner de salles d'attente en couloirs, effectuant les contrôles dans les cabinets médicaux à coups de radiographies. La nuit, quand je ne compte pas les lacets d'un Stelvio ou d'un Simplon sans en voir jamais la fin comme on compte les pattes des moutons, je cauchemarde. Même les cols de ma liste sont prétextes à cauchemars. Une nuit, je me suis transformé en chevalier Bayard partant en exil bravant bien des tempêtes. A peine sorti de la tranchée, la sentinelle me barrait la route. Alors dans le crépuscule, j'ai foncé sans m'occuper du pendu qui se balançait encore au bout du Noyer. Trois bornes me séparaient de la Baraque et j'étais dans un état d'extrême tension quand je poussais le portillon. Depuis l'entrée, on apercevait un cendrier en cristal de Firstplan posé sur un coin de la cheminée. Sur la vieille commode boiteuse, une ventouse renversée servait de bougeoir, des journaux jaunit par le temps jonchaient le sol et sur la table bancale la Lebe (lièvre en gascon) sans doute attrapée par le braconnier de Pisse-loup à l'aide d'un Collet, gisait dans du Linge maculé de sang complètement raide et froide. Trempé de sueur, je ressortais, sur le Prés-des-Raves décapités à la Faucille finissaient de pourrir. Je cherchais à tatons dans le noir le Télégraphe qui me relierait à un monde meilleur. Peine perdue, pénitence, je dus m'agenouiller devant La Croix de Bozon, la Croix de Boutières, la Croix Morand, et la Croix de la Serra, mon calvaire se terminant au pied de la Croix St Robert. Un peu plus loin derrière une Croix de Fer rouillée, Ste Colombe et St Ignace ricanaient. A demi-réveillé et dans les Vignes du Seigneur, j'eus bien du mal à rentrer à bon port dans mon lit : je n'étais pas Guery.

Alors, chers confrères du Club des 100 Cols, en cette année vèlorutionnaire. Sachez que seuls, les craquements de ma charpente m'ont empêché de concrétiser mes nobles intentions. Si on vous affirme que j'ai rendu ma copie blanche à l'ami Dusseau, ne m'envoyer pas à la guillotine et ne croyez nullement en la rumeur qui raconterait que je vous ai dit un définitif : " Pouce ! j'y joue plus ".

Norbert Labayle 2520

ACSL Roquefort


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