Sortie de Colmars (Alpes-de-Haute-Provence). A hauteur du Fort de Savoie, une venelle se cabre et s'échappe à angle droit de la départementale en direction du col des Champs. Douze bornes à passer à la moulinette, vont largement me donner le temps de tricoter une digression. De tout temps, le monde du vélo s'est plu à affubler ses champions d'un sobriquet. Ainsi, à côté des patronymes les plus loufoques, Pinder pourrait, sans la moindre difficulté, remplir sa ménagerie en faisant appel aux anciennes gloires du cyclisme. Souvenez-vous ! "Biquet" remporta, contre toute attente, le Tour de France. Le "Blaireau" récidiva l'exploit à cinq reprises. "L'Aigle de Tolède", s'envolait irrésistiblement quand il sentait un zéphyr venu d'Espagne souffler sur les Pyrénées. Un "Taureau" chassant un congénère, un " Ouistiti " mignon en manque de "Puce" ou de "Poupou", un " Poeske " (petit chat) à l'affût d'une " Souris " ou d'une "Perruche" sont quelques phénomènes qui, toute époque confondue, animèrent à un moment ou à un autre les pelotons. Il y eut même un ogre insatiable qu'on surnomma le "Cannibale". km 3 : la pente s'accentue. Mon fringant coup de pédale se métamorphose en exercice poussif. Ah ! si j'eus été dans le collimateur des médias, on m'aurait appelé le "Crabe". Une première ! Nul cycliste, à ce jour, n'a hérité d'un tel sobriquet aussi péjoratif. En effet, pendant que je vous entretiens, je crapahute péniblement sur le bitume qui déroule ses lacets entre les mélèzes qui ont du mal à s'accrocher aux flancs de la montagne. Mon exercice, où comme d'habitude, le tout à gauche est de mise, me rajeunit tout à coup d'un quart de siècle. Il me souvient... .... Que c'est ici, sur les pentes du col des Champs, qu'Eddy Merckx réalisa son ultime coup d'éclat. En effet, au soir de l'étape à Pra-Loup, il perdait le Tour de France au profit de Thévenet. Il ne le remportera jamais plus. Ce col avait été son chant du cygne. km 7 : mon allure ne se bonifie pas au fil des minutes qui passent. J'en connais qui, pour passer le temps,... se mettent à parler aux corbeaux. D'autres, qui tentent de sucer une roue ou qui carrément, râlent sur leur sort. Quant à moi, il me plaît de taquiner la muse ou de rêver monts et merveilles aux splendeurs d'antan. Voilà justement que, saisi d'une quinte de nostalgie, je me mets à songer à la belle époque. Aux années d'insouciance. Au temps de l'athénée. Il me souvient... .... Qu'au début des années soixante, trois lycéens, titulaires à l'équipe fanion de football de l'établissement scolaire, s'entendaient comme larrons en foire. Faut dire que l'année s'était ouverte par un grand deuil pour le cyclisme. Fausto Coppi, le champion italien, disparaissait. Mais, quelques mois plus tard, à la mi-août, notre Rik Van Looy devenait enfin champion du monde... Cependant, mon propos n'étant pas de vous passer en revue l'actualité sportive de l'époque, revenons à nos "Ketjes" de Bruxelles. |
Quand nos compères ne se dépensaient pas sur les terrains de foot, ils s'amusaient à mémoriser les résultats sportifs. L'étude, par contre, ne se trouvait pas tout à fait au centre de leurs préoccupations. Il était écrit d'ailleurs que de ce triumvirat, ne sortirait aucun grand intellectuel. Aussi, au cours de français, il leur était coutume de jouer au bonhomme pendu ; jeu de société qui consiste à deviner un mot en épelant les lettres. Toute lettre étrangère au mot est pénalisée par la représentation graphique d'un membre du corps humain, au bout d'une potence. Le joueur a droit à dix erreurs avant la pendaison finale, et le perdant passe alors la main à son adversaire. Il me souvient... .... Que nos trois gaillards faisaient preuve d'une rare application dans cet exercice dont les deux thèmes préférés étaient la géographie, et les patronymes des. coureurs cyclistes. Eh oui ! Déjà !!! Un beau jour, ils décident de faire une longue balade à vélo au sud de Bruxelles. J'ouvre ici une parenthèse : Eddy dispose d'un clou dépouillé de toute la quincaillerie utilitaire et, ô ! luxe, muni d'un guidon de course. Quant à la charrue de José, elle est d'un gris, triste à mourir, sans âme ni personnalité. Le prototype même qui n'a rien pour inspirer l'amour d'une petite reine ; une vitesse pour le plat, la même pour les montées, et encore la même pour les descentes. Dans le fond, c'est Guy qui est le mieux loti. Et donc, voilà notre trio en vadrouille qui enroule allègrement dans la bonne humeur. Le relief vallonné demande un coup de rein à l'occasion ; de courtes grimpettes qui se franchissent les deux doigts dans le nez quand on possède ce qu'il faut entre les jambes. Bref, rien de méchant! Au fil des kilomètres, le tempo va crescendo ; normal direz-vous ! A force de rêver des Van Steenbergen, Van Looy, Ockers, et autres Derijke sur les bancs de l'école, il arrive un moment où on se croit leur alter ego. Alors, le nez dans le guidon, haussant la pression, taillant la route, flinguant à tout va, écrasant les pédales, giclant sans arrêt et ne s'occupant pas de l'arrière, tant et si bien qu'en arrivant à Wavre le trio était transformé en duo. Guy avait été proprement déposé par ses deux compagnons à plus de trente kilomètres du but. José avait eu lui, le grand privilège d'assister avant l'heure à la naissance du "Cannibale". Quelques mois plus tard, Eddy remportait sa première course, l'année suivante il devenait champion national en remportant 23 succès. Quant à la suite des événements, je vous fais grâce des commentaires, qui ont fait pendant une décennie, la une des quotidiens sportifs. km 9 : fini de rêvasser ! Le mélèze se fait rare. L'aspect rude et âpre de la haute montagne a fait son apparition. L'échancrure du col se découpe maintenant à l'horizon dans le bleu du ciel. Une fois la barrière canadienne dépassée, la route est ravinée par des filets d'eau provenant de la fonte des neiges. Comme le col géographique est pratiquement en point de mire en permanence, tout cyclo sait qu'il n'en faut pas plus pour activer l'ultime poussée d'adrénaline. Donc, acte ! km 12 : le sommet ! José BRUFFAERTS N°1997 de BRUXELLES (Belgique) |