A peine les essuie-glace arrêtés, les images grisâtres du paysage alentour se brouillent, se dissolvent derrière le réseau capricieux des gouttes qui sinuent le long d'itinéraires aléatoires sur le pare-brise de la voiture. Il pleut, il pleut partout, et même sur le Couserans ariègeois. Par delà le muret mouillé qui le sépare de l'allée où nous sommes garés, le Salat coule parcimonieusement vers la Garonne, réduit qu'il est, en ce début d'automne, à son niveau d'étiage. Heureux quand même, quelques canards voguent en escadre le long des berges. Dans quelques minutes, ce sera à nous de voguer... .... Et nous larguons les amarres. Quelques mètres en avant, le poncho jaune vif de Micheline apporte un semblant de gaieté au décor vert luisant de la vallée du Nert dont la petite chanson des eaux se dilue dans celle, discrète mais lancinante, des gouttes heurtant ma capuche. Car, il pleut toujours, et de plus belle. Et il va pleuvoir, apparemment, jusque dans la nuit des temps à venir. Tout est bouché partout, devant, derrière, dessus, dessous où le rabat de ma cape occulte le cintre et ma roue avant. Plus de compteur, plus de jambes, plus de pieds. Je joue au jugé de mon dérailleur, et je joue souvent sur ces premières pentes sournoises et capricieuses qui annoncent les rampes continues qui vont nous hisser, par delà les cols de Rille et de la Crouzette, vers le rendez-vous automnal des "Cols Durs" et des "Cent Cols", fixé en ce 3 octobre au col du Portel, quelque part entre ciel et terre, face au Mont Valier. Passé l'ultime pont qui franchit le Nert, je prends mon angle de montée sur 26 x 26. Le moteur est un peu mou et le compte-tours, matérialisé par le frôlement alternatif des genoux sous la bassine d'eau que forme l'avant de mon poncho, affiche entre 50 et 60 tours. Je m'en accommode et je sais qu'à ce train, dans une dizaine de minutes, je vais virer dans le lacet à droite qui annonce l'entrée du Lauch, importante agglomération d'une douzaine d'habitants, mais qui possède encore son école, vestige déserté depuis longtemps des temples du savoir rural de la 3 ème République. A la sortie du Lauch, à la faveur d'une ligne droite qui se cabre vers la banlieue du lieu-dit "Rougé ", je constate sans surprise et sans état d'âme que la corolle jaune de Micheline s'est définitivement évanouie dans le décor. Je suis désormais seul, et le resterai jusqu'au terme de ma lévitation aquatique. |
C'est un peu avant la douzième heure que je parviens au col du Portel. Un bruit de voix et les échos de rires incongrus dans le décor sinistre d'une pluie devenue carrément battante m'avertissent de présences humaines. En pareil lieu, et par ce temps de chien, la présence de chasseurs étant heureusement exclue, ce ne peut être qu'eux, les "Cols Durs" et les "Cent Cols", ce consortium sans but lucratif qui réussit depuis des années, le tour de force de faire salle comble par les effets conjugués de lieux inhospitaliers, de conditions atmosphériques indécentes et d'un chapiteau de toile bleue plastifiée, d'une superficie approximative de 30m2, dépourvu de protections latérales, probablement pour faciliter une évacuation rapide en cas d'incendie. Du reste, cette heureuse disposition des lieux me permet de m'insinuer sans trop de mal dans le magma spongieux d'une assistance grelottante mais, joyeuse de cette joie irradiante des illuminés qui permit jadis aux Cathares de Montségur de monter au bûcher en chantant. Rassembleurs d'une communauté exhalant sous la toile bleue des relents mêlés de chiens mouillés et de saucisse grillée, Marie-Noëlle Dupeyron, grande prêtresse des "Cols Durs" et son complice Alain Gillodes, diacre délégué des "Cent Cols" en terres pyrénéennes, officient sans remords ni complexes, épaulés par un efficace quarteron de zélés fidèles qui distribuent sans compter nourritures terrestres et boissons revigorantes. Et les dents des convives de claquer, moitié de froid, moitié de faim. Ici et là, émergent des voix connues, telle celle de l'apôtre Henri (1), déplorant l'imprévoyance des organisateurs, allant jusqu'à se demander ce qui serait advenu "si nous nous étions retrouvés deux-mille" (sic) ; ou encore l'accent béarnais du joyeux "Pépito", septuagénaire parvenu au Portel par les rampes abruptes de la Crouzette par Biert, performance saluée par les connaisseurs ; mais aussi les accents féminins de Micheline, réclamant sans rire une part de saucisse, mais en six-cent-cinquante ! Les discours furent brefs et le protocole discret. Et vers treize heures, sous le chapiteau bleu claquant au vent mauvais, ne s'accrochaient plus que quelques capes colorées et capuchons rabattus sur des fronts têtus. La messe était dite et rendez-vous pris pour octobre 2000, au col d'Escots, quelque part au-dessus de Guzet-Neige. Tout un programme et la promesse d'une nouvelle salle comble. (1) Henri Bosc "apôtre du 650B" Pierre ROQUES N°150 de SAINT-GAUDENS (Haute-Garonne) |