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Quelques cols vers Charavines

Revue N° 28 Page 23

Il vient vers nous en se dandinant gauchement, un sac plastique au bout du bras, alors que Michel s'éloigne pour consulter la carte du secteur au beau milieu de la place du village. Le bonhomme correctement vêtu d'un pantalon de velours côtelé et d'une sorte d'anorak beige, présente un mélange de timidité et de volonté têtue.

Il assure sans vergogne sa voix pour m'interpeller : "Vous cherchez quelque chose ? Je peux vous renseigner ?" Il a un air malicieux dans une bonne bouille de gars simple, un brin campagnard. Je regarde son sac. Sans doute contient-il quelques biscuits, œufs et autres bricoles : de modestes achats. Il crie plus fort, il insiste : "Je peux vous renseigner ?". Machinalement, je lève les yeux vers ses oreilles et reste effaré devant la quantité énorme de poils qui en sortent ; de véritables touffes noires, longues, frisées et broussailleuses. Dans quel but la nature l'a-t-elle pourvu en cet endroit, d'un aussi abondant système pileux, alors qu'il n'a pas de poils, de barbe sur son visage bien rond, jovial et somme toute, sympathique ?

Michel se rapproche :
- Ça tombe bien ; on cherche une fontaine.
- Suivez-moi, je vais vous montrer !
C'est vrai que nous sommes un peu à court de liquide. Descendus du train en gare du Grand Lemps, nous avons traversé Colombe, Apprieu et Plambois pour attaquer la raide montée caillouteuse menant au Goulet.

Nous formons l'équipage habituel : "lui " le costaud, fouineur comme pas un pour dénicher les cols les plus perdus. Pour ne pas changer, il a oublié sa Top 25, et, chose plus rare, son altimètre ; le meilleur des altimètres. Aujourd'hui, il sera bien obligé de se contenter de mon Avocet si souvent décrié. Quand à se perdre : pas question ! Parce que " l'autre", le vieux tout-mou, sous son éternel bob délavé, n'a pas égaré la photocopie couleur rehaussée de stabilo jaune et rose.

Après le Goulet, dans les combes, quelques étangs nous firent bien une discrète invite sur leurs berges presque désertes, mais le soleil, trop rare, était sans effet sur les coulées d'air glacé. Longeant le sentier de terre battue qui serpente entre flaques bleu verdâtre, nous prîmes la direction d'Oyeu, base de départ pour le col des Sources. Pentes ardues et saignées boueuses apportèrent un peu de piment à une balade relativement facile.

Détente avec la reprise du goudron jusqu'à Quétan et montée sur les trois autres cols en appuyant ferme sur les mollets et en soulevant la roue avant pour retomber sur quelque caillou trop gros pour être passé dans la foulée... Et arrivèrent le Pas de la Renardière, de Quétan et du Crêt ; le plus haut avec ses 702 m et gagné après une agréable descente dans les herbages.

Et c'est ainsi que nous étions de retour sur la place centrale du Grand Lemps, à la recherche de la route du sixième col, celui de la Croix de Grateisse, avec l'église comme point de repère de départ du chemin muletier.
Mais, revenons à nos moutons... Ou plutôt à notre zèbre qui me tient fermement le bras de peur de me perdre. J'ai vite compris qu'il s'ennuie et qu'il est heureux de trouver une âme compatissante pour l'écouter raconter sa vie. Il parle toujours fort, comme le font tous les durs d'oreille :
- Alors, cette fontaine ?
- Suivez-moi ! Venez chez moi, il y a de l'eau... Non, c'est vrai, y a pas d'eau !
Amusé par ces contradictions, je ne peux me refuser à le suivre tandis que Michel, revenu sur ses pas, m'annonce triomphalement qu'il a repéré le saint lieu.
Alors le bonhomme :
- Justement, j'habite tout contre l'église. Depuis ma naissance je vis auprès du Bon Dieu et je mourrai de même ; le plus tard possible, bien entendu.

Et comme pour ponctuer ses affirmations, les cloches se mettent à sonner. Ceci expliquerait sans doute sa semi-surdité et l'abondance de la toison qui lui bouche ses oreilles. Tout en me tirant par la manche " c'est ici que j'ai vécu " et il m'apprend qu'il est poète philosophe et Dieu je ne sais quoi encore. Devant sa porte, au 12 de la rue Lamartine, effectivement à deux pas de la chapelle, il confirme :
- Je n'habite plus ici. Je suis maintenant à la maison de retraite ; j'ai 65 ans.
- Mais alors l'eau ?
- Suivez moi... Michel impatient, regarde à nouveau sa montre. C'est qu'on a encore un col à faire et un train à prendre : s'agit pas de le louper ! On roule lentement sur nos vélos, et lui, presse le pas. Il court sur nos talons pour ne pas nous perdre et il gueule : "Vous là-bas, revenez... Ne partez pas !". C'est tragique et comique à la fois.

Soyons charitables ! Faisons-lui l'aumône de quelques minutes. Il est si avide de contacts et de chaleur humaine et il me fait l'effet d'un chien battu en quête de caresses. Un refus risquerait de le blesser ; alors, on le suit jusqu'au grand mur d'en face et devant le portail :
"là, vous avez l'eau", évidemment, c'est le cimetière !

Pendant que nous faisons le plein : "Promettez moi de revenir me voir. Je m'appelle Charles Grolle-Dubaron". Son regard se faisant suppliant : "C'est promis, vous reviendrez ? Je ne vous dis pas Adieu mais Au revoir ; je dis bien Au revoir !". Il nous serre chaleureusement les mains, nous les rendant comme à regret.... Puis rejoint un groupe... là-bas... au loin... auprès des tombes.

Le col de la Croix de Grateisse est proche, un peu raide au début, mais le chemin devient vite roulant et le tout est torché en moins de temps qu'il n'en faudrait pour dégager deux oreilles d'une forêt de poils. Et voilà les six cols engrangés dans la journée.

Bonne journée malgré un soleil discret et une brise un peu glacée, et avec une pensée émue pour un ami de brève rencontre.

Jacques BENSARD, N°537

de GRENOBLE (Isère)


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