Lors de ma randonnée permanente "Le chemin de St-Jacques", organisée par les C.T.P. d'Aulnay-sous-Bois, j'ai vécu deux temps forts. Ce merveilleux voyage nécessitait d'être suffisamment entraîné pour accomplir depuis Arles les 1616 km du parcours très accidenté, avec à la clé pas moins de 28 cols. Bien sûr ces 28 escalades ne font pas partie du gotha des grands cols ; ce sont, dans l'armée de la montagne des obscurs, des sans-grades au regard des maréchaux d'empire que sont Izoard, Galibier, Aubisque ou Tourmalet. Mais deux d'entre eux m'ont vraiment marqué car, à vrai dire, ce n'était pas tant la difficulté que je recherchais dans cette randonnée, mais plutôt sa dimension historique, culturelle, voire spirituelle. Le premier est très connu du grand public, depuis que des générations d'écoliers ont appris de leurs professeurs d'histoire, la malheureuse campagne espagnole de Charlemagne et surtout son retour précipité à travers les Pyrénées par le col de Roncevaux. Roncevaux est à jamais gravé dans la mémoire populaire, associé au nom de Roland, le "neveu" de l'empereur, tant sa bravoure fut grande et son sacrifice exemplaire pour sauver du désastre l'armée impériale. Roland et son olifant, Roland et sa valeureuse Durandal, ses exploits sont parvenus jusqu'à nous, magnifiés par le poème épique, la célèbre chanson de Roland, la plus ancienne des chansons de geste du moyen âge. Roncevaux et son col n'existent plus aujourd'hui, même si, sur le versant ibérique, le monastère millénaire de Roncesvalles reste le témoin lointain de cette terrible bataille. Le col s'appelle désormais Ibañeta. Mais pour moi, la montée de ce col, même débaptisé, restait mythique, et j'avais hâte de mettre symboliquement mes roues, là où les sabots des chevaux de Charlemagne avaient martelé le sol et où Roland avait péri ; et, pour paraphraser Paul Fabre et son admirable "Chemin à trois voix", je voulais traverser cette montagne "là où le vent de l'Histoire a soufflé". En fait, cette montée est très agréable, bucolique même. La pente est douce et régulière, le revêtement excellent et l'ombre des sapins géants bienfaisante. Les larges lacets qui, de St-Jean-Pied-de-Port, serpentent sur 27 km sous une végétation épaisse épousent les courbes de la montagne et donnent à cette grimpée sylvestre une atmosphère douce et sereine. L'air y était pur et frais en ce lundi 9 juin 1997, le soleil à travers les arbres brillait dans un ciel d'azur, pas un bruit, sauf le chuintement de mes pneus sur l'asphalte ; la nature semblait retenir son souffle comme pour donner plus de solennité à ma progression : tout en m'élevant, j'avais l'impression de remonter le temps. Après le dernier virage à droite, le sommet m'apparut au bout d'une longue rampe rectiligne, tout à coup plus pentue ; mes derniers efforts pour atteindre le " merveilleux passage " étaient de plus contrariés par un violent vent de face. Au sommet, rien de spectaculaire, en fait de vent de l'histoire, seule une bise glaciale soufflait ... Ironie ou dérision, l'idée qu'on se fait des choses ou des lieux que l'on veut découvrir est souvent bien plus belle que leur réalité. Ce fut le cas pour moi au col d'Ibañeta, mais je fus vite rattrapé par l'histoire, dès que je parvins, quelques kilomètres plus bas, au creux d'un repli de la montagne, au monastère de Roncesvalles. |
La grande beauté et les dimensions des bâtiments religieux biens ordonnancés autour de l'église abbatiale témoignaient du passé glorieux. Le temps de me faire délivrer par les moines le " credential del pelegrino ", véritable passeport du pèlerin, je reprenais la route de St-Jacques. La randonnée continuait, mais le pèlerinage, lui, venait de débuter pour ne plus me quitter jusqu'au tombeau de l'apôtre Jacques à Compostelle. Le deuxième temps fort de ma randonnée devait se produire bien plus à l'Ouest. Bien sûr, Burgos, Fromistà ou Léon sont des lieux remarquables à divers titres : cathédrale monumentale à Burgos, oasis de verdure perdue au milieu de zones désertiques à Fromista ; Leon la belle avec son centre piétonnier animé et sa verrière gothique où les bâtisseurs de cathédrales ont atteint la perfection au prix d'une audace architecturale inouïe ; mais c'est à partir d'Astorga que j 'ai ressenti la plus grande émotion. Il faut dire qu'au-delà de cette ancienne capitale des Asturies, le parcours des cyclos et des piétons devient le même. Sur cette minuscule route où aucun véhicule motorisé ne passe, chacun va son chemin traversant des villages fantômes où toute vie semble éteinte. Murias, Castrillo de los Polvazares, El Ganso, Rabañal del Camino s'égrènent, endormis, avant d'atteindre les ruines de Foncebadon. Le fait de cheminer avec d'autres cyclos en majorité espagnols ou hollandais au milieu des "jacquets" à pied, nous fait vraiment prendre conscience de la dimension spirituelle du pèlerinage. Chacun à son allure s'approche du sommet du col de Foncebadon, qui culmine à 1500 m, dans un univers désertique et de désolation totale, comme si toute la misère du monde s'était abattue sur ces lieux. Au détour de chaque virage l'on dépasse des piétons martelant le sol de leur bourdon et montant à leur allure, faible mais régulière ; on s'arrête, on essaie de parler malgré la barrière de la langue, on se fait comprendre et l'on prend des photos : on est vraiment sur la même longueur d'onde, animés de la même conviction, tendus vers un même but. Sur ce chemin millénaire où des millions de pèlerins ont fait les mêmes gestes, on est en pleine communion avec la nature, le rituel est là, l'émotion aussi. La satisfaction et le bonheur se lisent sur tous les visages, et quand enfin les derniers mètres sont franchis dans ce lieu totalement symbolique, au pied de la grande croix de fer, chacun jette sa pierre sur le monceau de pierres, " ossuaire de pierres nourri par le pas des pèlerins " (Paul Fabre). Tous se congratulent, se serrent la main, dans un grand élan de fraternité. Ils se font photographier pour immortaliser cet instant d'infini. Chacun cherche à faire durer cet aboutissement pour goûter pleinement leur plaisir, extérioriser sa joie, profiter de cette extase fugace, car, on quitte toujours ce lieu à regret. La montée du Foncebadon a été pour moi une révélation en plus d'une très grande émotion ; c'est la leçon de la vie en raccourci : chacun va son chemin, à son allure, mais tout le monde finit au même endroit, au pied de la grande croix de fer, sur le monceau de pierres ... Ainsi va notre vie, tâchons au moins de la bien mener ! Philippe DEGRELLE N°3165 de RAPHAELE-LES-ARLES (Bouches-du-Rhône) |