J'y suis mélé. Mais ce récit concerne surtout mon ami Marc. L'épopée du Mont Everest, tant de fois répétée, a fasciné beaucoup de monde. Bien des alpinistes y ont laissé la vie avant d'atteindre le sommet. D'autres, plus chanceux, y ont planté le drapeau de la victoire rehaussant, du même coup, la plus haute cime de la planète. Cette ascension a toujours été considérée comme un exploit réservé aux grands de la montagne. Mais partir à l'assaut de ce fabuleux sommet de 8848 m d'altitude, à vélo sur notre belle Côte d'Azur relève de la pure fiction. Pourtant l'idée germa et se développa insidieusement en nous. Finalement, ce n'était pas le nom qui nous hantait, mais l'altitude. Pour la suite du récit, il faut que je présente Marc. C'est l'un des plus efficaces cyclomontagnards que je connaisse. Infatigable coureur de montagne avec lequel j'ai parcouru plus de 80 000 km à travers les Alpes Françaises, ce Niçois doit aux horizons des cîmes d'avoir accédé, dès son enfance, au sentiment de la beauté de la nature. Les exploits de l'inoubliable Vietto ont, par ailleurs, imprégné son sang de la passion de la bicyclette. Nous nous sommes rencontrés dans le col de Vence le 13 octobre 1982. Les circonstances de la vie nous ont séparés en 1991. Mais depuis, nous nous retrouvons régulièrement tous les ans. J'ai nettement réduit mon activité sportive. Lui, de dix ans mon cadet, continue à pédaler allégrement. C'est l'homme des exploits, qu'il considère comme des "aventures de plein air". Revenons à notre affaire. Après analyse de la situation, un plan d'action fut trouvé : il suffisait de choisir un col parmi ceux que nous connaissions et de le gravir de nombreuses fois dans la journée pour atteindre 8848 m. Pourquoi ce défi sans grand intérêt finalement ? Pour Marc, c'était un exploit gratuit qu'il fallait "expédier" pour s'en défaire. Pour moi, je ne puis dire si c'était la perspective d'éprouver des sensations grisantes en essayant de me surpasser, ou si c'était un témoignage de reconnaissance aux générations de cyclistes qui ont fait graduellement ce que nous sommes. Avec le recul, je crois plutôt que j'ai pêché par orgueil. Quoi qu'il en soit, j'en vins à aborder ce sujet avec prudence. Marc eut tôt fait de balayer mes scrupules en arguant que, grâce au privilège de mon âge qui n'était ni celui de la jeunesse, ni encore celui de la vieillesse, je pouvais au moins essayer. Lui était confiant. Il faut dire qu'il était doté d'une puissance de reins peu commune : quel que fut le pourcentage, j'ai toujours vu Marc assis sur sa selle, il ne savait pas rouler "en danseuse". Par contre, il jouait astucieusement du dérailleur sans modifier sa cadence de pédalage. Le col de l'Ecre 06-1118 fut retenu. Il fallait l'escalader 23 fois d'affilée, soit 285 km, pour une dénivellation totale de 8832 m. Ce col donne accès depuis Gourdon, au plateau de Caussols, situé au-dessus de Grasse, dans les Alpes Maritimes. Il prend son essor sur l'esplanade située à l'altitude 734, au pied de ce village médiéval où Marc avait une coquette résidence secondaire qui nous servit de PC. C'était le col idéal : 6,2 km à 6,2 %, revêtement de route excellent, descente rapide comportant cinq virages facilement négociables, circulation presque nulle. Nous l'avions escaladé des dizaines de fois, de sorte qu'il n'avait plus aucun secret pour nous. Sur le plan physique, nous étions rassurés. Les tests à l'effort furent bons : V02 max et seuil anaérobie élevés pour moi, un peu meilleurs pour mon ami, appareil cardio-vasculaire en bon état pour les deux. Un plan d'entraînement spécifique fut suivi pendant deux mois. Il comportait deux sorties hebdomadaires : dix ascensions d'affilée du col de l'Ecre dans la journée et une autre sortie d'environ 250 km, avec 3500 m de dénivellation. A la veille de l'épreuve, nous totalisions environ 7000 km et 90 000 mètres de dénivelée. Dix jours avant notre tentative, quinze ascensions du col dans la journée nous mirent en confiance, et l'entraînement intensif fut remplacé par des sorties de courte durée destinées à maintenir notre forme. |
La diététique des sportifs était, comme aujourd'hui encore, l'objet d'opinions contradictoires, émises par les nutritionnistes. Néanmoins, tous s'accordaient pour admettre que les glucides complexes sont un carburant de choix pour une activité sportive intense. Aussi, la nôtre comportait, entre autres : pâtes, riz, semoule, céréales, pommes de terre et légumineuses. Un complément modéré de vitamines C et E nous fut conseillé par notre ami et médecin Bernard (les traitements techniques de la plupart de nos aliments détruisent une grande partie des nutriments tels que vitamines et minéraux, absolument indispensables à la vie, et que notre corps ne sait pas fabriquer). Les légumes et les fruits, achetés chez des particuliers, nous dispensaient les minéraux indispensables. L'aide matérielle durant l'épreuve serait assurée par Bernard, secondé par ses jumelles Mireille et Isabelle, passionnées de vélo. Isabelle chronométrerait les ascensions et Mireille les rotations. Le 12 juillet 1983, ce fut le branle-bas dans la résidence de Marc. Tout était prêt. A quatre heures du matin, après un déjeuner copieux terminé à deux heures, nous enfourchâmes nos vélos de course. Bernard nous ouvrit la voie avec les phares de sa voiture jusqu'au lever du jour. La nuit cessa enfin de posséder la terre. Une lueur grise mi-argentée, mi-dorée couronnait les crêtes. Le petit matin descendait doucement. Des odeurs d'herbes de Provence embaumaient l'air. Et, lentement, un éclat de soleil atteint nos yeux, il inonda la nature, éveillant les chardons, le thym et les genêts. Le souffle du bonheur gonfla nos poitrines. Marc rythmait son élan de la chanson "Le temps des cerises". Nous étions heureux. Un seul bidon garnissait nos vélos. L'eau fraîche d'une source coulait sur l'esplanade de Gourdon, à laquelle s'approvisionnait Mireille, selon nos besoins. A huit heures trente, nous avions réalisé huit rotations et couvert 99 km. Tout allait bien. A treize heures, la quinzième ascension était bouclée (5376 m). Sur le parcours, pas d'arbres ; la nudité du désert et un soleil de plomb. Chaque descente était appréciée. J'ai subi un fléchissement dans la douzième heure (6528 m). Marc était assez bien. Il restait encore six ascensions. Autour des 20 heures, la 21 ème ascension terminée, j'abandonnai après 256 km et 8064 m de dénivellation. J'étais "lessivé" ! Marc, malgré la fatigue, eut la force de continuer et termina "notre" défi à 21h45. Parcours effectué en 17h45, dont 65 minutes d'arrêt. Quant à moi, je m'allongeai sur le lit que j'avais quitté à une heure du matin. On me réveilla à l'arrivée de Marc que je félicitai chaleureusement. Il n'arrivait presque plus à marcher. J'avais envie de rentrer chez moi. Calé confortablement dans notre voiture pilotée par mon épouse, je regardais le soir tomber. Il enveloppait de son manteau sombre la nature. L'ombre grandissait les arbres et les maisons. Je ne ressentais ni joie ni amertume. En revanche j'avais l'impression de ne pas avoir accompli la tâche qui me revenait. Il me semblait avoir commis un abus de confiance. J'ai su aussi que j'avais touché, pour la première fois, le fond de moi-même, et qu'il ne fallait pas se moquer de la pesanteur. Quelques jours plus tard, nous fêtâmes la victoire de Marc. Quant à moi, j'ai boudé ma bécane toute une semaine. Théodore BUIZZA N°3912 de TOUL (Meurthe et Moselle) |