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La Ramasse

Revue N° 28 Page 70

Jusqu'à la construction des "routes" transalpines autorisant le trajet Lyon-Turin en quatre jours (début XIX ème siècle) même pour les lourdes berlines, le passage de nos chers cols étaient assuré par des sentes muletières dont le tracé remontait souvent à la préhistoire. Chaque passage était une aventure pour les voyageurs d'alors qui devaient affronter un monde effrayant fait de torrents impétueux, de forêts inquiétantes, de précipices vertigineux... A l'arrivée à Lanslebourg, avant de s'élancer vers le col du Mont Cenis, n'était-il pas recommandé de rédiger son testament ? Le danger était réel, surtout l'hiver et bon nombre de voyageurs en transit étaient emportés par les avalanches ou mouraient de froid dans les tempêtes de neige.Néanmoins, il fallait bien se rendre en Italie, et cette présence de candidats au franchissement des crêtes avait fait naître, dès le moyen-age, au pied de chaque col, une corporation de passeurs recrutés d'office parmi les habitants des villages les plus proches. En Haute Maurienne, ils étaient appelés "les marrons". Il leur revenait la rude tâche d'entretenir la piste, de guider les voyageurs, de les secourir en cas de malheur et de récupérer les morts lors de fort nombreux accidents. Leurs services étaient tarifés et ils étaient les ancêtres de nos guides modernes. A noter qu'en compensation de leurs travaux d'entretien, les "marrons" étaient tout ou partie exemptés d'impôts !

Lorsque l'on étudie de près la carte au 1/25 000 ème couvrant la région du col du Mont Cenis, on peut découvrir un modeste chalet, situé sous le col, versant nord, là où la pente s'accentue pour plonger vers la vallée 600 mètres plus bas. Ce chalet se nomme "la Ramasse" .

Il est le témoin de ce passé et il évoque une technique de transport de voyageurs mise au point par les "marrons" de Lanslebourg.On trouve trace de cette "ramasse" dans nombre de récits de voyageurs au fil des siècles.

Elle nous est décrite dans un "carnet de voyage" d'un bourgeois de Douai : Le Saige, il l'expérimenta lors de son retour de Rome le 23 novembre 1518 !

"... le ramasseur me fit asseoir sur sa ramasse qui n'est autre chose qu'un fagot de genêts dont le gros bout est lié par une corde que tient le ramasseur et qui lui sert à tirer, et il a un bâton ferré avec lequel il s'appuie et il va si raide que l'on perd sens et entendement.Et pendant que le ramasseur allait raide sur une pente, je culbutais en abandonnant la dite ramasse, car j'étais à moitié mort..."

A moitié seulement, d'autres l'étaient totalement et notre auteur note qu'en haut du col se trouve la chapelle des transis... " à cause qu'ils en meurent tant en hiver ; et quand ils sont trouvés morts, on les rue par la fenêtre dedans la dite chapelle ; c'est le fossé (tombe) qu'ils ont."

Pourtant,il semble que les techniques avaient évolué au fil des siècles car lorsque l'empereur très germanique Henri IV se rend à Canossa pour s'humilier devant le Pape, il franchit le Mont Cenis avec tout son équipage en plein mois de décembre 1077, les dames de la cour sont enfermées dans des peaux de boeufs cousues et sont tirées jusqu'en bas par les "marrons".On suppose qu'elles eurent le reste du voyage pour soigner leurs hématomes...
Cependant le passage n'est pas toujours dramatique et certains voyageurs semblent en garder un souvenir réjouissant.Ainsi l'illustre Montaigne goûte aux délices de la ramasse en 1581 et écrit :
" Nous descendîmes la montagne quasi en volant sur la ramasse qui est certes un très grand plaisir et un plaisant badinage"

Lorsque l'abbé Rucellai accompagnant SE l'ambassadeur de Toscane l'hiver 1643 parvient au départ de la piste, il trouve :
" Des sortes de petites chaises basses en bois, fixées sur deux brancards qui, à l'avant s'élèvent à la manière d'un traîneau...Dans les grandes pentes, pour retenir l'élan, on se sert de chaînes munies de cinq ou six noeuds (...) ; prenant peu à peu de l'assurance, nous prenions un plaisir extrème, surtout que ce dernier jour de Carnaval était splendide, avec un beau soleil."

Un plaisir si grand, que l'après midi, ils en redemandent.Les "marrons" les remontent à l'aide de mules en deux heures et ils redescendent en " ramasse" en moins d'un quart d'heure... Nos deux écclésiastiques auraient-ils inventé les sports d'hiver ?

L'expérience de la " ramasse" est même parfois l'occasion de parties très joyeuses telle que celle narrée par l'anglais Arthur Young dans son "voyage en France" (1792) :
"Une jeune savoyarde, montée sur un mulet, fut tout à fait malheureuse; en passant près du traîneau : sa monture qui était rétive, trébucha et la jeta dans la neige.La pauvrette y tomba la tête la première, et assez profondément pour que ses grâces (!) fissent l'effet d'un poteau fourchu.Les mauvais plaisants de muletiers riaient de trop bon coeur pour songer à la tirer d'embarras."

Toute cette belle activité, qui offrait un complément de revenu à des populations pauvres vivant dans les hautes vallées, disparut lors du Premier Empire. Pour des raisons hautement stratégiques, Napoléon 1er ordonna l'ouverture d'une route "capable de laisser rouler les canons". Celle-ci fut achevée en 1813 avec un tracé sensiblement différent du passage ancestral situé plus à l'ouest. Dès lors, des diligences tirées par 12 à 14 mules franchissaient le Col du Mont Cenis. Un semblant de sécurité était assuré par la construction de refuges sur les deux versants. Après 1873, le tunnel du Fréjus relia Bardonnèche à Modane et démoda le pittoresque franchissement du Mont Cenis.

Lorsque nos roues nous conduiront sur les lacets de ce col magnifique, n'oublions pas tous ceux qui nous ont précédés sur ses pentes...

René POTY N°530

de CHAINAZ les FRASSES (Haute-Savoie)


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