Page 72a Sommaire de la revue N° 28 Page 74

Rencontre au sommet

Revue N° 28 Page 72b

Il pleut sur les cocotiers, il pleut sur les bananiers, il pleut dans les rizières, il pleut aussi sur la route mandarine. Finement, mais sans relâche.

Le temps, chaud et ensoleillé depuis que nous avons quitté Hanoï, est resté doux mais, d'abord brumeux vers Dong Hoï, il a tourné carrément à la pluie au moment où nous franchissions le fameux 17 ème parallèle. Cela ne s'est pas arrangé à Hué et, deux jours et deux nuits durant, la ville impériale pudique, à l'exemple des nymphes de cité interdite, ne nous a offert de ses charmes surannés qu'une image estompée derrière un voile grisâtre et suintant. La rivière des Parfums a pris des couleurs de mousson et les pierres noircies par l'humidité du monumental tombeau de l'empereur Khai Dinh, père de Bao Dai, le dernier souverain de la dynastie Nguyen, ruissellent sous le ciel bas.

Cela pourrait être désespérant mais la sagesse orientale s'est emparée de nous. D'autant que Claude nous l'a garanti : le soleil est là, il nous attend derrière le col des Nuages pour nous tenir compagnie vers le sud, en direction de Dalat et Saïgon. Et si Claude le dit !

"Hello!", "Hello!", c'est la rengaine des jeunes vietnamiens, visiblement davantage imprégnés de culture américaine que de réminiscences françaises. Des "hello" joyeux qui s'échappent des chaumières abritées là-bas en retrait de la route, derrière l'inévitable bouquet de bananiers. Des "hello" de connivence lancés sous la capuche des ponchos multicolores (à dominante grise) parmi lesquels nous traçons notre sillon dans la boue rouge de la route mandarine. "Bonjour !" répondons-nous, pour que ne subsiste aucun doute sur notre nationalité, les "Sinn tchao !" prononcés "avé l'assent" par Jean-Claude le martégal, n'ayant aucune chance de tromper quiconque !

Avant le col des Nuages, morceau de bravoure de l'étape, il faut s'offrir deux petits collets en guise de mise en bouche. C'est l'occasion de s'accoutumer aux pratiques locales. La signalisation "pentunic" d'abord : de l'époque coloniale française on a conservé l'habitude de prévenir les usagers de la pente (ascendante ou descendante) de la route ; mais, sans doute par souci de simplifier la gestion des stocks, il y a un type de panneau et un seul, annonçant une déclivité de 10 %. C'est la pente forfaitaire en quelque sorte ! Les usagers, parlons-en : le deux-roues, et le vélo en particulier, règnent sans conteste dans les villes et sur les routes du Vietnam... tant qu'elles sont plates. Le camion et l'autocar prennent la relève, sur les routes accidentées, et occupent dès lors tout l'espace disponible, sans s'encombrer d'aucune considération de priorité ou de sécurité.

L'adresse des conducteurs, stupéfiante au demeurant, et la sollicitude infaillible de Bouddha veillent au grain ! La panne mécanique fait partie du rituel : pas d'affolement, on balise l'engin avec de grosses pierres ( qu'on laissera sur place, au beau milieu de la chaussée, au moment de repartir), on répare - cela peut durer plusieurs heures, voire plusieurs jours - et l'on patiente !

Il ne culmine qu'à 496 mètres, le col des Nuages, nommé Hai Vân en vietnamien, et n'est pas vraiment un épouvantail, même si on l'attaque quasiment au niveau de la Mer de Chine. Ses 9 kilomètres recèlent néanmoins quelques pourcentages respectables qui ont éparpillé le peloton des "phaps" (français). Il porte bien son nom car c'est dans la crasse dégoulinante, face à un vent très vif que nous l'achevons. Marcel, décidément malchanceux, lui qui fait déjà tout le périple avec un seul pignon pour cause de dérailleur défaillant, y casse sa chaîne. Il y a de sensibles écarts, au sommet, et les premiers arrivés se serrent frileusement dans une minuscule "buvette" de tôle ondulée où le thé vert brûlant qui nous est offert à satiété est le bienvenu.
La curiosité bon enfant est à son comble, côté autochtone. Adultes comme enfants se pressent autour de nous, trempés et frigorifiés, et de nos vélos boueux. Il faut s'employer pour refuser un lavage à grande eau des montures et pour décliner l'offre de massages revigorants... L'étape n'est pas achevée et le réconfort calorique du thé, la protection du frêle abri de tôle comme les quelques degrés procurés par la chaleur animale suffisent à un bien-être de randonneur tous temps...

Et puis voici une opportunité complémentaire pour nous réchauffer : un autocar lourdement chargé à l'intérieur et sur le toit vient de caler, trente mètres avant le sommet du col. Les passagers descendent en riant de toutes leurs dents, viennent nous saluer, nous congratuler et, curiosité satisfaite, entreprennent de pousser leur machine fatiguée. Sur le toit, au milieu des baluchons de toutes tailles, des petits cochons roses serrés comme des sardines dans des paniers d'osier oblongs restent cois. Peut-être compatissent-ils au sort des chiens écorchés dont les carcasses sont alignées sur une claie toute proche... Le car semble cloué au sol. Mais résiste-t'on bien longtemps à l'énergie puissante d'une escouade de cyclos FFCT venus en renfort ? Poser la question c'est y répondre ! Accompagné des cris de joie d'un échantillon inopiné de fraternité internationale, le vénérable autocar s'ébranle lentement, le moteur hoquète deux ou trois fois, un panache de fumée couleur de suie transforme instantanément en noirs les petits hommes jaunes et les vigoureux hommes blancs, tous s'échappent en toussant, les premiers grimpent en un clin d'œil dans l'engin qui franchit enfin le sommet du col et s'élance en cahotant dans la descente, les autres s'essuient vaguement le visage et s'apprêtent, à leur tour, à se laisser glisser vers Danang. Prudemment, car de grosses pierres jonchent la route, ça et là, et il faut bien viser pour tracer sa trajectoire entre ces obstacles fixes et les véhicules qui grimpent en sens contraire, totalement à gauche pour prendre les virages sans couper leur (timide) élan...

Tiens ! La pluie a cessé, le soleil est encore pâle mais un de ses rayons met en valeur une charmante église catholique au cœur d'un superbe village de pêcheurs. Un panorama de rêve succède à la grisaille du versant nord. Claude avait bien raison : la pluie est restée dans la province de Thua Thien Hué, le soleil est au rendez-vous dans celle de Quang Nam-Danang. On ne peut pas vraiment dire que le moral avait baissé... mais le voilà sur le chemin des
cimes !

Jacques LACROIX N°1026

de BOURGES (Cher)


Page 72a Sommaire de la revue N° 28 Page 74