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Angliru

Revue N° 30 Page 12

Me voici de retour en Belgique après trois semaines d'un périple dans le nord-ouest espagnol et le Languedoc. Avec comme souvenir impérissable, l'invraisemblable Angliru au départ de La Vega, au sud de Mieres et d' Oviedo dans les Asturies.

JE N'AI JAMAIS RIEN VU DE PAREIL ! Pourtant, j'ai grimpé dans près de vingt pays différents, affronté des atrocités genre Halltal ou le Zoncolan, mais ça, je ne l'avais jamais vu. Bien sûr, le total points d'endurance ou de difficulté est élevé, mais n'est pas le top : c'est normal. C'est trop court et pas assez haut, mais en intensité d'effort, les sept derniers kilomètres sont inégalables. Et que dire de la vue "effrayante" offerte aux yeux !
Brrr, à donner le frisson!

Notre terrible Mur de Huy (l'équivalent du Mont Saint-Clair environ) s'élève de 110m en 1 km avec des passages à 23 %. Dans l'Angliru, les sept derniers kilomètres sont tous pires et le 11 ème s' élève (presque en une seule ligne droite...inoubliable) de 175m en 1 km avec du 23,5 %. Inouï, avec un revêtement impeccable, une route large et balisée : c'est le paradis infernal du cycliste, le cimetière marin du cyclogrimpeur, le cabinet de thérapie du masochiste à pédales et sans moteur, un calvaire sans croix où toutes les inscriptions sur la route sont autant de prières.

Permettez-moi de vous le conter en quelques lignes, car ce 2 août restera à jamais gravé dans ma propre légende.

Une route "camionneuse" relie la nationale Oviedo-Mieres au village de La Vega, dans la direction plein sud. Au milieu du village, une ruelle à droite vous laisse découvrir un large panneau "Alto del'Angliru - Pic'u Gamonal", avec la notification chiffrée de toutes les données nécessaires à cette ascension. De quoi faire s'enfuir le client, de quoi attirer inévitablement le cyclogrimpeur.

Les cinq premiers kilomètres parcourent une petite route sinueuse où, à la faveur de virages serrés, on gagne rapidement de l'altitude. Cette entrée en matière est déjà remplie de passages consistants et se suffirait bien à elle-même, dans la plupart des massifs de moyenne montagne. On frôle souvent le 10 %. Les bornes kilométriques y sont bien indiquées (et ce jusqu'au sommet) par des poteaux indicateurs dressés et bien explicites. Les graffitis au sol sont nombreux et évocateurs. On sent la légende, on hume l'incontournable, on pressent le pire.

Juste après le carrefour qui joint la route provenant de Santa Eulalia, est (octroyé) un kilomètre de replat, voire de descente. Profitez-en !
La vue sur le contrebas à gauche est saisissante, celle sur la route à venir en haut, encore plus ! La légère descente qui précède le panneau "6 km", agrémentée d'un parking, signale le début du véritable Angliru. A partir de là, et ça se sent tout de suite, il n'y a plus aucun replat, ne fut-ce que de vingt mètres. On ferme les yeux et on y va. Aujourd'hui, c'est par 35° à 10h du matin. Et l'ombre est très rare. Ici, nos pires souvenirs deviennent dérisoires : le virage à gauche du mur de Huy devient une anecdote, la chicane du Mont Saint-Clair une pacotille, le dernier kilomètre de la Tour de Madeloc un repos bienfaiteur, le "ici commence l'enfer" du Guidon du Bouquet" une publicité mensongère.

Maintenant, des poteaux de signalisation supplémentaires annoncent les pourcentages, les murs se succèdent à un rythme effréné. Par terre, une indication en espagnol "ici, tous les cyclistes du monde ont souffert". Je fais partie des cyclistes du monde. Il fait chaud, les mouches attaquent ; des chevaux, sabots tournés vers la route, occupent certains lacets. Je passe du 42x26 qui avait permis une bonne ascension jusque-là à du 32x24 puis 26. Je garde le 28 pour plus haut. Ici, le 10 %, c'est un replat ! Au km 7, dans un lacet à gauche, une fontaine laisse entendre son refrain. rassurant.
Je ne résiste pas, mes deux bidons étant vides. Je m'arrête, enjambe difficilement la roche existante, et remplis les deux sauveurs futurs.
Première station !

Pour redémarrer dans ce 15 %, je cale le pied droit mais après un demi-tour de roue, la pente empêche le pied gauche de se caler à son tour. C'est la chute sur place, bête et sans appel. Je me vois obligé de redescendre pour repartir et refaire 50 mètres. Or ici, à raison de 2m50 le tour de pédale, c'est 20 souffrances musculaires dans la cuisse gauche et 20 dans la cuisse droite. Le 8 ème kilomètre est régulier à 13-14 %.
La respiration devient difficile, la danseuse est presque obligatoire par endroits. Une très longue ligne droite allant de gauche à droite occupe tout un kilomètre et la fin de celle-ci se redresse encore. Un virage à gauche : un mur ! Un virage à droite : un autre mur ! Sans fin... Et comment boire ?
Prendre les épingles à cheveux tout à l'extérieur avec une vitesse de manipulation VV' me permet d'engloutir dix centilitres d'eau. Je suffoque.

Au km 9, un regard vers le haut vous cloue au sol. Impensable, inimaginable !
Deux lacets relancent vers le haut comme dans un parc d'attractions et une ligne droite de droite à gauche cette fois semble sortie d'un chapeau de magicien. Ahanant, à court de souffle, à bout de forces, dégoulinant de toutes parts, je parviens à parcourir tant bien que mal les deux premiers lacets, et au virage précédant la fameuse ligne droite infernale, à la vue de celle-ci, je m'arrête, aveuglé, incrédule, écoeuré, dégoûté, ravagé, paumé ! Dans les petits gravillons qui jouxtent un petit cabanon à droite, je m'étale rageur et j'ai envie de dormir.

Des bergers m'interpellent en espagnol. Je comprends qu'il reste 3 kilomètres. Cela me semble une distance infinie. Je parviens à leur souffler "e de Belgica". Les cons ! Ils parcourent cent mètres dans la ligne droite et attendent, sourire aux lèvres, mon futur passage. Ce que je vois devant moi est un cauchemar. Aucune photo ne le rendra jamais, aucun graphique ne donnera au cerveau la photocopie nette de ce qu'il perçoit devant lui à ce moment là. Je n'ai jamais rien vu de pareil. Comment les engins ont-ils pu bitumer une route aussi pentue ? A gauche, une barrière empêche de tomber, à droite des filets empêchent les pierres de tomber. Et entre les deux, une longue, longue ligne droite à plus de 20 % avec du 23,5 % sur 100 mètres au milieu. Et les deux bergers m'attendent toujours en me faisant des signes revigorants.

Je repars et suis finalement encouragé par leur "venga Belgica". De nouveau seul, je n'ai plus qu'à fermer les yeux sur mon 32x28. Je n'ose plus regarder devant moi et pense ne jamais y arriver. Trop dur, trop long. Et surtout éviter cette incroyable question : "Pourquoi ?"

Le reste n'est que brouillard dans ma cervelle, divin trésor dans ma légende, tam-tam dans mon cœur. Et je n'ai que mon âme pour vous parler de ça, cette indicible flamme qui cherche sa voie... Mes muscles n'ont plus que ça pour continuer à fonctionner : cette foi qui vient d'on ne sait où et qui gît au creux de chaque Cent cols, de chaque bigeur*, de chaque OCDiste* ! Ce parfum d'ivresse qui, dans nos plus durs moments, nous lie à la montagne, à ce bitume sec, chaud et sans vie, mais qui peuple toutes nos pédalées.

Il doit y avoir après cette ligne droite, et deux extérieurs d'épingles à cheveux franchis je ne sais trop comment, zigzags à l'appui, des endroits plus calmes car mon cœur s'est calmé. Et puis, quand on sent l'écurie, on pédale toujours mieux.

Il n'y avait plus à distinguer là-haut ma sueur de mes pleurs. Je l'avoue, les deux se sont mélangés. Je n'ai pas fait la descente finale qui rejoint la ligne d'arrivée des coureurs de la Vuelta. Je n'aurais pas su la remonter en rebroussant chemin. Je me suis contenté, assis et hagard, de me promettre de ne plus jamais y revenir. Ce n'est que dans la descente où j'ai croisé un seul VTT hasardeux au km 7, que j'ai compris et admiré la grandeur sauvage et vertigineuse d'un site que je n'oublierai jamais.

Le cyclisme et l'Angliru n'ont pas fini leur histoire d'amour. Chez moi, il peuple déjà le bout d'horizon que mes yeux vieillis iront chercher derrière la fenêtre dans mes vieux jours.

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaîtra jamais. L'Angliru m'a aidé à franchir le déraisonnable. Désormais une petite pierre fictive portant mon nom jouxtera comme pour tous ses lauréats, la route du cimetière cycliste du Dieu Angliru.

Daniel GOBERT N°2632

de BELGRADE (Belgique)




* Bigueur : membre du B.I.G.(Brevet International du Grimpeur)
* OCDiste : membre de l'Ordre des Cols Durs


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